Chronique|

Déshabiller le centre-ville pour habiller le District 55?

Le conseil municipal devra bientôt trancher un important dossier, à savoir s'il autorise l'implantation d'une place d'affaires au District 55, ce qui pourrait être un dangereux précédent pour l'occupation des locaux d'affaires du centre-ville de Trois-Rivières.

CHRONIQUE / Est-on en train de déshabiller le centre-ville de Trois-Rivières de ses places d’affaires pour mieux habiller le District 55? C’est la question que bien des commerçants se posent, alors qu’on apprend que le Comité consultatif d’urbanisme (CCU) de la Ville s’apprête à recommander au conseil municipal d’autoriser l’implantation d’une place d’affaires au District 55, ce qui déroge actuellement au règlement d’urbanisme. Au centre-ville, le ton commence à monter, puisqu’on craint de mettre un doigt dans l’engrenage de ce qui pourrait devenir une migration importante des bureaux professionnels.


La demande émane d’une place d’affaires établie au centre-ville, dont l’identité n’a pas été révélée par le CCU, et qui souhaiterait déménager au District 55 pour y implanter ses bureaux dans un bâtiment beaucoup plus gros, devenant en quelque sorte le siège social de cette entreprise desservant plusieurs régions. Une centaine d’employés seraient ainsi déplacés vers l’ouest de la Ville, et d’autres emplois pourraient être créés à cet endroit.

Or, ce qu’on déplore aujourd’hui, c’est que cette migration irait complètement à l’encontre de la vision qu’on s’était donnée au départ, lorsque le District 55 a commencé son implantation. À la Ville, on soutenait vouloir créer deux pôles complémentaires avec le District 55 et le centre-ville, l’un accueillant davantage le commercial, et l’autre gardant le professionnel. Autrement dit, il n’était pas question de mettre ces deux pôles en compétition.



La demande de cette place d’affaires fait actuellement l’objet d’un PPCMOI, soit une procédure visant à permettre, sous certaines conditions, qu’un projet soit réalisé malgré le fait qu’il déroge à la réglementation d’urbanisme. Au CCU, on a évoqué que cette place d’affaires, si elle ne pouvait pas déménager ses pénates au District 55, risquait fort bien de quitter Trois-Rivières et d’aller s’implanter ailleurs, ce qui ferait perdre une bonne centaine d’emplois à Trois-Rivières. Les membres du CCU ont voté à la majorité, mais pas à l’unanimité, en faveur de présenter la recommandation positive au conseil.

Mais au centre-ville, on a davantage l’impression que cette procédure serait comme mettre un doigt dans un dangereux engrenage qui, au départ, irait à l’encontre de la vision que l’on voulait lors de l’arrivée du District 55. Pour plusieurs commerçants du centre-ville, la présence des places d’affaires fait une énorme différence sur le chiffre d’affaires, puisque les professionnels consomment énormément au centre-ville. Tous ont encore en tête le choc causé par le départ de certaines places d’affaires, dont PMA Assurances il y a quelques années, ce qui les a privés d’une clientèle nombreuse et régulière sur semaine.

«C’est de déshabiller Pierre pour habiller Paul. Ça va créer un précédent et on ne veut pas aller là. Je comprends très bien la liberté d’action de chacun, mais comme ville, il faut aussi avoir une vision et la maintenir», croit Martin Bilodeau, propriétaire du restaurant Buck et du Buck comptoir-lunch.

Son avis est partagé par plusieurs commerçants avec qui j’ai pu m’entretenir, dont Rachel Hébert, propriétaire des Folies de Rachel. «Les gens d’affaires, c’est une très grosse partie de notre clientèle. Notre centre-ville est beau, il est vivant et c’est grâce à cette présence, à cet équilibre entre les restaurants, les commerces et les places d’affaires. Oui, il y a le tourisme, mais on ne peut pas vivre que de ça. À mon avis, si on permet ça, on ouvre grand la porte à ce qui pourrait être une catastrophe pour nous. La vision initiale était que les deux pôles pouvaient cohabiter, mais pas être en compétition comme ça», considère-t-elle.



À la microbrasserie Le Temps d’une pinte, on évoque que la pandémie continue de laisser des traces, puisque l’avènement du télétravail a privé le centre-ville de ses travailleurs. Et si le retour en présentiel fait de plus en plus légion, bon nombre de professionnels continuent en télétravail plusieurs jours par semaine.

«Ça ajoute un poids sur le stress que l’on vit. Je ne suis pas prêt à dire que ce déménagement est une mauvaise idée, mais il est clair que ce qui était établi, c’était que les bureaux professionnels, ça allait au centre-ville», évoque Sébastien Bourassa, qui confirme avoir souvent été courtisé pour déménager la microbrasserie à l’extérieur du centre-ville, mais que c’est hors de question. «Tout notre branding tourne autour du centre-ville, de l’histoire ouvrière de Trois-Rivières. Nous sommes fiers de ça, on ne changera pas de place», considère-t-il.

Normalement, le conseil municipal sera saisi de cette recommandation lors de la séance du 20 juin prochain, selon mes informations. Or, pour sensibiliser le conseil municipal à cette réalité, plusieurs commerçants entendent se rendre à la prochaine séance, celle du 6 juin, afin de faire valoir leurs arguments avant que cet important vote ne soit pris deux semaines plus tard.

À Trois-Rivières Centre, on tente autant que possible de défendre les intérêts des membres commerçants au centre-ville. La directrice générale Gena Déziel travaille présentement à sensibiliser le CCU et les élus afin qu’on ne donne pas l’aval à ce projet. «Ce serait une grave erreur qui créerait un précédent», croit-elle, rappelant qu’il y a présentement tout près de 150 000 pieds carrés d’espaces commerciaux et de bureaux vacants au centre-ville. Ce n’est donc pas comme si l’espace était indisponible.

Seulement chez Olymbec, qui gère un parc immobilier très important au centre-ville, on confirme que près de 90 000 pieds carrés d’espaces de bureaux sont présentement vacants.

Par ailleurs, des programmes avaient été mis en place par la Ville et IDE Trois-Rivières afin d’attirer les places d’affaires au centre-ville, notamment avec des subventions au pied carré pour favoriser l’arrivée de travailleurs, confirmant cette vision que le pôle d’affaires devait se développer au centre-ville. Gena Déziel rappelle aussi qu’un rapport produit en 2019 par IDE Trois-Rivières, intitulé «Vivre en ville», prônait la localisation des bureaux d’affaires au centre-ville. De nombreux enjeux, y compris ceux de transport durable et actif, allaient aussi en faveur d’une localisation au centre-ville.



Au conseil municipal, le sujet risque de diviser énormément. Le maire suppléant, Daniel Cournoyer, qui est également président du CCU, a refusé de commenter, étant donné que le dossier est confidentiel. Or, comme l’information a commencé à circuler partout en ville, les élus ont déjà été mis au parfum de ce qui se prépare dans les prochaines semaines.

Le vice-président du CCU, le conseiller municipal Alain Lafontaine, constate que tout doit être mis dans la balance, y compris l’idée que cette entreprise puisse aller s’implanter ailleurs, dans une autre ville. Il ajoute aussi que le déménagement d’une place d’affaires ne signifierait pas que les employés de l’entreprise ne fréquenteraient plus jamais le centre-ville, bien au contraire.

Luc Tremblay, également membre du CCU, ne cache pas, pour sa part, qu’il a voté contre cette proposition, et qu’il s’y opposera quand elle sera présentée au conseil. «On ouvre la porte à un précédent important. De savoir qu’une entreprise pourrait quitter Trois-Rivières, pour moi ce n’est pas un argument suffisant. On ne va pas déshabiller notre centre-ville, en allant à l’encontre de notre propre vision», signale-t-il.

Son collègue François Bélisle du district Pointe-du-Lac n’a pas toujours été tendre à l’endroit du centre-ville, où il estime qu’on investit souvent au détriment de la périphérie. Mais sur celle-là, pas question qu’il appuie une telle proposition. Les places d’affaires doivent demeurer au centre-ville, selon lui.

Son confrère Pierre Montreuil admet hésiter encore, lui qui se dit tracassé par l’idée de pouvoir perdre une entreprise si on ne l’accommode pas. Toutefois, il se rappelle du déménagement de Télébec du centre-ville vers Bécancour, alors qu’il y était employé à l’époque. «Les employés étaient tristes d’avoir quitté. Ce n’était vraiment pas la même dynamique qu’au centre-ville. Je garde ça en tête, tout en me disant aussi que si une entreprise veut quitter le centre-ville, pouvons-nous vraiment l’en empêcher? J’ai toujours trouvé que c’était bien de centraliser les places d’affaires, mais l’idée de perdre des emplois dans la ville me fait beaucoup réfléchir. Ma réflexion n’est pas arrêtée», confie-t-il.