Chronique|

Jouer du coude pour se faire soigner

Plus que jamais, on a l’impression que notre santé, voire notre vie, dépend d’un formulaire bien rempli ou de notre aptitude à jouer du coude pour voir un médecin.

CHRONIQUE / Vous allez me dire après ça que le patient est au coeur des décisions dans notre système de santé au Québec?


Je ne vous crois pas.

Je lisais les excellents reportages de ma collègue Marie-Christine Bouchard sur les délais d’attente pour obtenir des soins dans le réseau public.

Surtout, je m’extasiais devant les prouesses d’imagination de certains patients pour se faire soigner dans des délais raisonnables!

Il en faut, de l’imagination, pour déjouer la bureaucratie tatillonne qui se met entre le patient et le personnel soignant.

On y apprend que notre santé, et parfois même notre vie, dépend d’un formulaire bien rempli. Si le médecin oublie malencontreusement de cocher la bonne case, on risque de se faire virer de bord, et vite, par une agente administrative zélée.

Alors que le ministre de la Santé, Christian Dubé, voudrait qu’on passe docilement par le guichet d’accès unique pour obtenir un rendez-vous, des patients n’hésitent pas à téléphoner à toutes les cliniques dans l’espoir de voir un médecin au plus sacrant pour un examen gynécologique.

Et comment le leur reprocher?

Quand ta santé, ta qualité de vie, voire ta vie tout court dépend de l’avis d’un spécialiste de la santé, tu es prêt à tout pour consulter. Y compris à harceler les réceptionnistes jusqu’à ce qu’une clinique accepte de te voir.

Des patients n’hésitent pas à faire le voyage de Gatineau à Montréal pour passer une biopsie dans un hôpital où les délais sont censés être moins longs que dans leur propre région.

Par contre, une Gatinoise qui a tenté cette manoeuvre pour obtenir une biopsie s’est butée à un refus catégorique de la part d’un hôpital montréalais.

C’est une autre information capitale que nous révèle le reportage de ma collègue: le droit de tout Québécois à se faire voir dans l’hôpital de son choix n’est, à quelques exceptions près, qu’une illusion au Québec.

Dans les faits, les hôpitaux rechignent à voir des patients qui n’habitent pas sur leur territoire de peur de nuire à leurs statistiques et de se faire taper les doigts par le ministère de la Santé…

Le patient au coeur des décisions, vraiment?

On a de plus en plus l’impression que l’accès aux soins de santé au Québec est une compétition. Au plus fort la poche!

Les plus rusés, les plus débrouillards, ceux qui connaissent le mieux les trucs pour contourner les guichets d’accès officiels ont plus de chances d’obtenir des soins dans des délais raisonnables.

J’ai une amie qui faisait des otites à répétition. Malgré l’aspect chronique de son mal, elle n’arrivait pas à obtenir un rendez-vous avec un spécialiste. Jusqu’à ce que son médecin de famille comprenne le truc. Au lieu d’inscrire «bouchon dans l’oreille» sur sa requête, il a inscrit «tympan percé». La semaine suivante, elle avait un rendez-vous chez un ORL…

J’ai écrit une chronique sur le Gatinois Olivier Duhaime, survivant d’un cancer très agressif à 33 ans. La grande leçon qu’il a retenue de son passage dans le système de santé, c’est qu’il devait gérer lui-même ses rendez-vous et ses examens de suivi. S’il avait attendu après le système pour gérer son dossier, il ne serait peut-être plus ici pour en parler.

L’accès au réseau public de la santé devrait, en théorie, être juste et équitable pour tous. Or ce n’est pas tout le monde qui a l’énergie ou la santé ou le budget pour déjouer une bureaucratie digne de l’Union soviétique.

Les plus faibles, les plus malades, les plus vieux qui n’ont pas les moyens de passer des heures au téléphone pour obtenir un rendez-vous d’urgence passeront toujours après les autres. Les plus pauvres aussi, qui n’ont pas les moyens de se faire soigner rapidement au privé.

Je tiens à dire, pour en être régulièrement témoin, que le réseau de la santé déborde d’humanité. Des médecins, des infirmières, des préposés qui ont le coeur à la bonne place et qui soignent avec compassion, il n’en manque pas.

C’est l’accès au système de santé qui a perdu son humanité.

Plus que jamais, on a l’impression que notre santé, voire notre vie, dépend d’un formulaire bien rempli ou de notre aptitude à jouer du coude pour voir un médecin. C’est tragique.