Je ne serais pas très cohérent avec moi-même si je ne revendiquais pas l’humanisme en nous, l’empathie envers les personnes en situation d’itinérance. Difficile de rester insensible devant les portraits racontés par ma collègue Karine.
Bien du monde ne comprend pas comment des personnes font pour vivre dans la rue ou comment elles se sont retrouvées à la rue. Les personnes concernées n’ont pas tant d’explications logiques non plus. Personne ne se prépare un plan quinquennal pour aboutir dans la rue.
C’est souvent des bad lucks, comme on dit. Des mauvaises surprises, des chocs. Une perte d’emploi, une séparation, une maladie, un traumatisme qui fait perdre les repères, une éviction de logement, une enfance brisée par un milieu familial toxique.
La mauvaise chance, pour le dire en bon français, c’est parfois, aussi, un état différent qui nous sort du cadre social normal, comme une maladie, mentale ou physique, comme un trouble du comportement qui marginalise ou comme une simple incapacité d’adaptation qui peut tout rendre compliqué. Il y a des gens qui ne rentrent pas dans les cases, mais ça ne devrait pas être leur faute.
Les drames sont individuels, mais les facteurs sont collectifs, sociaux. Si une personne se retrouve à la rue à cause d’une maladie, c’est probablement parce que sa situation particulière ne rentrait dans aucune case du filet social, parce que cette personne n’avait pas accès à des assurances ou parce que sa situation professionnelle ne lui permettait pas d’encaisser à la fois une baisse de revenu et les coûts du traitement.
Depuis des années, par exemple, les jeunes qui sortent de centres jeunesse se retrouvent souvent devant rien. Pas de logement, pas de famille, pas d’argent, pas de meubles, pas d’emploi. Bang!, 18 ans, bonne chance dans ta nouvelle vie d’adulte après une adolescence dans un environnement qui n’a pas donné autant d’outils ni autant de ressources qu’un autre enfant aurait eues dans une famille « normale ». Sans surprise, plusieurs jeunes finissent dans la rue. Heureusement, le gouvernement tente maintenant de corriger le tir, modestement, mais le problème est connu depuis longtemps.
Impossible de parler d’itinérance sans parler de la crise du logement, des écarts de richesse qui augmentent chaque année, du coût de la vie, de santé mentale, de discriminations sociales, des infrastructures publiques, entre autres.
On a tendance à percevoir les situations d’itinérance comme des échecs individuels, mais chacune des histoires est aussi un échec collectif.
Permettre d’agir
S’arrêter à la pitié, devant ces histoires, c’est comme rester dans le hall d’entrée. Il faut parler de la misère, de la difficulté, des blessures, des désillusions, des abandons, mais il ne faut pas s’arrêter là.
Un problème quand on se limite à regarder cette réalité qu’avec le regard de la pitié, c’est qu’on enlève toute capacité de prise d’action, d’autonomisation ou d’empowerment, comme on dit en anglais. Quand on donne à ces personnes les outils pour agir, les moyens de reprendre un contrôle sur leur vie, c’est magnifique de voir tout ce qu’elles peuvent faire.
Au début du mois, les résultats d’une étude britanno-colombienne ont été publiés. Divulgâcheur : ça coûte moins cher de sortir les gens dans la rue que de maintenir toutes les ressources qui viennent en aide aux gens dans la rue.
Pour l’étude, on a remis 7500$ à une cinquantaine de personnes en situation d’itinérance. En même temps, on a suivi une soixantaine de personnes dans la même situation, mais sans leur donner d’aide directe. C’était le groupe témoin.
Les personnes qui ont reçu l’aide ont passé 99 jours de moins dans la rue et 55 jours de plus dans un logement stable. Mieux encore, ces personnes avaient même en moyenne plus de 1000$ d’économies.
Ces 7500$ reviennent moins cher à la société, que si ces personnes avaient utilisé des refuges et d’autres services publics ou communautaires. Une économie collective de près de 800$ par personne.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/W23R25HUDBAVTG55HV6ENZQNJU.jpg)
La chercheuse de l’Université de la Colombie-Britannique, Jiaying Zhao, s’est aussi intéressée aux perceptions de la population. Dans un sondage, plusieurs personnes ont répondu que si on donnait de l’argent aux personnes en situation d’itinérance, sans condition, ces gens allaient surtout le dépenser en alcool, en drogue, en tabac, avant de se trouver un logement ou de se vêtir.
Mais c’est l’inverse qui se produit. Les personnes du projet n’ont pas dépensé plus de 100$ par mois dans ce type de produits, elles ont plutôt utilisé cet argent pour s’en sortir. Se vêtir, manger suffisamment, trouver un logement, aller chez la coiffeuse, trouver un emploi. Enclencher un cercle vertueux plutôt que rester pris dans un cercle vicieux.
Ce n’est pas la première étude qui démontre que lorsqu’on leur donne les moyens d’agir et de reprendre le dessus, les personnes en situation d’itinérance regorgent de résilience et de capacité d’action. Des projets pilotes similaires ont cours, aux États-Unis entre autres, et arrivent aux mêmes résultats.
Il faut aussi comprendre que donner les moyens, ce n’est pas nécessairement toujours donner 7500$. Des fois, l’argent ne suffit pas non plus. Les moyens doivent être multiples. Parfois, c’est un immeuble à logements avec des intervenants sur place pour accompagner des gens qui ont besoin de soutien. Parfois, c’est d’offrir un meilleur suivi en santé mentale. Parfois, c’est de briser la solitude.
Des solutions, les organismes et les chercheurs et chercheures sur le sujet en regorgent, il faudrait leur faire confiance et les écouter, aussi. Pas seulement lorsqu’une crise atteint un point de rupture, mais en continu. Un sommet comme celui proposé par les municipalités devrait avoir lieu chaque année, pour améliorer les approches, maintenir les collaborations, se mettre à jour, bâtir les solutions.
Prévenir coûtera toujours moins cher que passer de crise en crise, que passer son temps à éteindre des feux. Mieux encore, ça nous enrichit.
Il faut de l’empathie pour les situations individuelles, mais la réponse ne peut pas être que les larmes aux yeux. L’empathie, c’est aussi de croire en l’autre, de permettre aux gens d’agir, de se rebâtir, de s’épanouir.
Pour réagir à cette chronique, écrivez-nous à opinions@latribune.qc.ca. Certaines réponses pourraient être publiées dans notre section Opinions.