Chaque fois que je dois faire mon lavage, je sais qu’un défi de patience m’attend. Précisons d’emblée que je suis amputée aux deux bras et aux deux jambes depuis que j’ai trente-quatre ans. J’ai donc connu une vie où la facilité de faire mes tâches était tellement au rendez-vous que je ne mesurais aucunement ma chance.
Car oui, aujourd’hui, tout est plus compliqué et plus long. C’est vrai que rien n’est impossible quand on calibre son cerveau en mode débrouillardise, mais il arrive qu’au travers de cet esprit positif généralement bétonné, une écœurantite aiguë vienne fissurer la surface.
Ça m’est arrivé l’autre jour. Au moment où j’ai transféré mon linge dans la sécheuse, j’ai eu envie de craquer.
Pour sortir les vêtements mouillés de la cuve, je dois utiliser une tige de métal muni d’un crochet à une extrémité. Depuis que je vis avec mon handicap, j’ai eu tout le loisir d’essayer plusieurs techniques. Debout sur mes prothèses de jambes comme assise dans mon fauteuil roulant, aucune position ne me permet d’atteindre le fond directement.
J’ai l’habitude de commencer le travail debout pour retirer avec mes prothèses de bras les morceaux les plus accessibles. Je pince alors chaque vêtement que j’arrive à attraper pour les lancer un à un dans la sécheuse. Mais comme les rebords de la cuve sont trop arrondis pour que je puisse m’appuyer avec mes bras rigides, je fatigue assez vite.
Une fois assise, je poursuis le boulot avec ma «canne à pêche». Rendu là, j’ai déjà le dos qui brûle et les cheveux détrempés par l’effort. Mais si je veux en finir et démarrer la sécheuse, je dois continuer. Je dois persévérer.
Les vêtements les plus faciles à agripper sont les camisoles, les sous-vêtements et les soutiens-gorges. Les pires sont les morceaux qui n’offrent aucun interstice pour y passer mon crochet. Ceux-là me font rager. Et quand j’ai échappé pour la quatrième fois la même chaussette, j’ai juste eu envie de hurler.
C’est tellement frustrant ! C’est dans ces moments-là que je m’ennuie à m’en fendre l’âme de ces dix doigts et de ces dix orteils qui simplifiaient mille fois mon quotidien. Mes joues rougies par l’exercice physique transmettent leur couleur à mes yeux qui se remplissent de larmes.
Mais je sais que pleurer ne fera pas repousser mes mains et mes pieds. Je sais que si je craque, mon abandon ne m’apportera rien de bon. Je sais aussi que si j’arrête d’essayer, mon linge restera mouillé.
Désemparée, je ne sais plus où est passée ma résilience.
Puis, après deux-trois respirations et quelques mantras de mon cru répétés en boucle dans ma tête, je retrouve mon calme. «Je suis en vie - je suis en vie - je suis tellement chanceuse d’être encore en vie» est mon leitmotiv préféré, mon plus efficace pour retrouver tout mon courage afin de persévérer. Ce n’est pas la première fois que je perds espoir d’arriver à exécuter cette tâche si anodine. Me rappeler que j’y suis arrivée si souvent par le passé me redonne le regain d’énergie dont j’ai besoin.
Je reprends alors mon outil adapté et j’accroche enfin le bas qui m’a fait dérailler. Quelques minutes plus tard, je referme la porte de la sécheuse. Mission accomplie. Je me sens prête à affronter le reste de ma journée.
Cette semaine, plusieurs familles se retrouveront dans le chaos provoqué par les fermetures d’écoles. Puisque la pandémie les a exercés à de nombreuses reprises, les parents comme les enfants pourront s’appuyer sur leur expérience pour passer au travers de la tempête. Mais malgré qu’ils ont déjà vaincu l’épreuve, ils ne seront pas à l’abri de vivre du découragement et de la frustration à nouveau.
Il faudra s’accrocher, s’adapter et respirer.