Richard Labrie campe en trois mots la façon dont la tragédie s’est nichée en lui, la place qu’elle occupe depuis près d’une décennie. Un petit monstre.
« Qu’on soit en juin, en décembre ou en mars, la tragédie de Lac-Mégantic, moi, elle ne me quitte jamais. C’est un petit monstre qui m’habite, un petit monstre que j’ai dans ma tête. Je sais qu’il est toujours là. Parfois, je lui parle, je le sors de sa cage, je le flatte pour le calmer, le contrôler. Ça fonctionne. Jusqu’à la prochaine fois. »
La prochaine fois, c’est parfois dans la même journée, parfois dans deux jours ou trois.
J’entends et je comprends que les réveils du petit monstre sont fréquents.
Mais ils ne paralysent pas l’ancien contrôleur ferroviaire. Plus maintenant.
« J’ai appris à vivre avec. Je suis chanceux, je ne fais pas de cauchemars. Des mauvais rêves, ça oui, parfois. Mais pas de cauchemars. Et maintenant quand je sors, je le fais la tête haute. Surtout depuis la sortie de la série documentaire (Lac-Mégantic - Ceci n’est pas un accident) de Philippe Falardeau. Ça a eu un effet boule de neige. J’ai reçu une immense vague d’amour après sa diffusion. »
Une vague qui venait du cœur. Et qui touchait le cœur. De la douceur après des années difficiles.
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Je me souviens de cet instant, marquant, en mai 2014, retransmis sur toutes les chaînes d’information en continu. Celui où Tom Harding, Jean Demaître et Richard Labrie sont sortis du fourgon pour traverser la foule méganticoise. Menottés.
Le conducteur du train, le directeur de l’exploitation de la MMA (au Québec) et le contrôleur ferroviaire étaient tous trois accusés de négligence criminelle ayant causé la mort de 47 personnes.
Je me souviens de ce moment parce que dès qu’ils ont franchi les portes du véhicule, la population a eu des mots forts pour les trois hommes. Des mots apaisants. Plusieurs fois répétés. « Vous n’avez pas les bons. »
« J’ai entendu ça, à ma gauche. J’ai su après que celle qui l’avait dit était une femme qui avait perdu sa fille dans la tragédie. »
Ça dit beaucoup.
« On avait ce grand soutien de la population, mais sur le coup, je ne l’ai pas complètement assimilé. Tout ça était trop frais, trop violent. Je m’étais refermé dans ma carapace. »
Avant ça, il y avait eu l’arrestation. Les interrogatoires. La nuit en prison. Labrie, Demaître et Harding ont été traités par les autorités comme des criminels qu’ils n’étaient pas.
« C’est gravé dans ma mémoire. Profondément. J’ai été malade deux fois dans le fourgon. Ils ont dû arrêter le véhicule pour que je puisse prendre une bouffée d’air. On était stressés, tous les trois. »
À destination, Tom Harding a proposé de débarquer en premier.
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« On a acquiescé. Jean était complètement défait. J’ai dit que j’allais sortir en dernier. Si ça se passait mal, j’allais nous donner une poussée et on allait vite rentrer dans la bâtisse. Le camion s’est arrêté. On a commencé à entendre des voix à l’extérieur, sans savoir ce qui se disait. On ne se sentait pas les bienvenus, on ne savait vraiment pas ce qui se passerait. »
Ils sont descendus. Et il y a eu ces mots-là. « Vous n’avez pas les bons. » Un baume.
« J’ai ressenti de la population plus de sympathie et de soutien que de la part de mes anciens collègues, de la MMA et de mon syndicat. J’attends encore qu’ils m’appellent, c’est pour dire. Quand on est accusé au criminel comme nous on l’était, la compagnie n’a pas à débourser. »
Elle ne l’a pas fait. Elle n’a pas soutenu l’ancien contrôleur non plus.
Être accusé au criminel, c’était l’épreuve par-dessus le drame immense, terrible.
« Je n’avais plus de contrôle sur rien. »
Les trois hommes n’avaient pas cherché à heurter qui que ce soit. Ils n’avaient pas sciemment agi pour provoquer pareil désastre.
Et pourtant ils en étaient là. Quatre jours par semaine sur le banc des accusés, au palais de justice de Sherbrooke. En procès sans même qu’il y ait eu enquête préliminaire.
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« À Sherbrooke, on a été extrêmement bien traités, toutefois », précise celui qui habite à Saint-Jean-sur-le-Richelieu.
Mais un procès, c’est un procès. Avec ce que ça génère de stress et d’incertitude.
« Je suis retourné à Farnham peut-être une semaine après l’arrestation. Un citoyen m’a dit que ça n’avait pas de bon sens. Il m’a demandé ce qui nous attendait. Je lui ai dit qu’au mieux, on serait reconnus non coupables, mais que je n’aurais plus rien. Et qu’au pire, je finirais mes jours en prison. »
Le mieux s’est produit. Au terme d’un long procès devant jury, les mots tant attendus ont résonné dans le ventre du palais de justice, en janvier 2018. Non coupables.
« Et la situation est comme je l’avais dite. J’ai 64 ans, bientôt 65, et je cumule deux emplois. Un au nettoyeur, l’autre au Canadian Tire. »
Richard Labrie ne se plaint pas, pas plus qu’il ne s’apitoie sur son sort.
« Je suis d’une vieille génération, j’ai eu des valeurs qui sont peut-être moins populaires maintenant, mais qui m’ont aidé. La loyauté, par exemple. Et le fait que j’essaie de trouver du positif même dans les affaires les plus difficiles. C’est dans ma nature. Quand l’accident est arrivé, j’ai été placé devant un choix. Soit je me roulais en boule et je braillais ma vie, soit je me relevais et je suivais la vague. J’ai choisi la deuxième option. »
Mais il lui a fallu du temps pour sortir de l’obscurité. Percevoir la lumière dans le noir où il était plongé.
« Au début, c’était tough. »
Il a passé un mois sans ouvrir la télé. Il n’arrivait pas à regarder les images.
« Et puis un jour, j’ai vu les citoyens de Lac-Mégantic organiser des affaires. Se relever. Ils avaient cette grande force-là, malgré leur douleur, malgré tout ce qu’ils traversaient. Je me suis dit que devant leur grandeur, je devais essayer, moi aussi. Ils m’ont involontairement aidé à avancer. »
Le soir, pour ne pas se laisser avaler par ses pensées, Richard Labrie lisait. Il se plongeait dans des biographies. Jusqu’à ce que le sommeil le gagne.
« Le jour, je me faisais une liste de choses à faire. Même si je cochais juste quelques trucs, c’était au moins ça, j’avais accompli un petit quelque chose. »
Dans le documentaire signé Falardeau, on voit l’ancien employé de la MMA repasser certains enregistrements des conversations téléphoniques de la nuit du 6. Avec émotion.
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« Je n’avais pas besoin de les réécouter pour m’en rappeler. Elles sont toutes dans ma tête, ces conversations. Elles restent là. Gravées. C’était une nuit d’horreur. Je ne savais pas l’ampleur du drame encore. Je recevais des bribes d’information. Dans mon esprit, au début, le train était tombé avant. Dans le coin de Victoria, au passage à niveau. Je ne concevais pas qu’il soit descendu jusqu’au centre-ville », résume celui qui a œuvré pendant 27 ans dans l’univers ferroviaire.
Un univers qui ne lui manque pas aujourd’hui.
« C’était nécessaire de tirer un trait là-dessus. D’abord, étant donné la façon dont on a été traité par la compagnie, je n’aurais pas pu retourner là. Et avec ce qui est arrivé, je me serais promené avec une cible dans le dos. »
Partir, c’était quand même faire un deuil.
« Ce n’était pas juste un job, c’était un style de vie. Je travaillais sans compter mes heures. La fin de semaine, sur appels. »
Lorsque la MMA a coupé des postes, après la tragédie, il a eu vent d’un service de reclassement mis en place par le gouvernement.
« Je me suis inscrit sur ce programme. Pour rédiger mon CV, voir ce que je pouvais faire. On m’a remis un questionnaire. J’ai lu, j’ai bloqué sur une question, je me suis mis à pleurer. Je n’étais pas capable de répondre à une question aussi simple que : énumérez deux choses que vous avez accomplies et dont vous êtes le plus fier. Je n’allais pas bien, je m’enlisais, j’avais besoin d’aller chercher de l’aide. »
De l’aide, il en a eu. Des appuis aussi. Tout au long de la dernière décennie. Il pense à la patronne du service de nettoyeur où il travaille. Il pense à ses filles, qui ont été là pour lui, qui sont encore là. Précieuses. Il pense aux bons mots qui sont venus parfois de là où il ne les attendait pas.
Il y a eu de la bonté, à travers le reste. Il a choisi de la voir, de la faire briller. La suite, maintenant, il l’espère un peu plus douce.
« Je vais continuer à travailler, à m’occuper, à passer du temps avec mes filles. Ce que vous pouvez me souhaiter, c’est la paix, j’imagine. »
La paix en soi, la paix à l’extérieur de soi. Et la paix avec ce petit monstre qui désormais l’habite.