Jean-Maurice Normandin appartient désormais à son passé, à cette vie où il fallait cacher la vérité. Carole n’est plus cet homme, ancien directeur du service de police de Trois-Rivières qui était prisonnier d’un corps et d’un mal-être étouffant. À 76 ans, elle est une femme trans, libre et libérée.
C’était au mois d’août 2015, quelques heures après avoir subi un accident vasculaire cérébral. «Vous auriez pu en décéder...», a dit le médecin à celui dont la première réaction a été d’imaginer ses proches découvrant le contenu de deux ou trois boîtes dissimulées dans un recoin du sous-sol.
«J’ai toujours eu des vêtements et tout ce dont j’avais besoin. J’ai toujours caché cela...»
«Cela» étant des robes, souliers et perruques, du maquillage et accessoires avec lesquels Jean-Maurice se métamorphosait en femme aussitôt qu’il se retrouvait seul à la maison et avec lui-même. L’homme se doutait bien maintenant que s’il n’avait pas survécu à l’AVC, son épouse et leurs deux filles auraient fini par découvrir toutes ces choses lui appartenant.
«Elles auraient eu plein de questions. C’est à qui? Pourquoi? Comment?», s’est-il dit en sachant que ce mystère ne devait pas rester sans réponse.
«Je vais faire ma sortie de placard», a décidé Jean-Maurice qui, en échappant à la mort, a permis à Carole de vivre enfin sa vie au grand jour.
Depuis sa transition, Carole Normandin utilise le pronom «lui» lorsqu’elle parle de Jean-Maurice.
«Je ne renie pas ce que cette personne a fait, mais pour moi, ce nom est mort et enterré. Aujourd’hui, mon nom est Carole, point», avise celle qui, en toute franchise, aurait préféré que la photo de l’ancien chef de police n’accompagne pas cette chronique.
Nous faire le récit de sa vie la replonge inévitablement dans des souvenirs douloureux. Cette image de Jean-Maurice ne doit pas faire diversion sur le souhait de Carole de démystifier la dysphorie de genre et nous sensibiliser à la détresse qui en découle.
J’aime à penser que ce portrait nous permet de mesurer tout le chemin parcouru de Jean-Maurice à Carole, de poser un regard bienveillant sur l’un comme sur l’autre, au-delà de l’uniforme et des apparences.
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Aîné d’une famille de cinq enfants, Jean-Maurice est né en 1947 et a grandi à Trois-Rivières où, vers l’âge de 10 ans, il a compris que «quelque chose ne tournait pas rond»…
Appelé à s’occuper de ses frères et sœurs plus jeunes lorsque leurs parents s’absentaient pour une soirée, le garçon profitait du fait que tout le monde dormait à poings fermés pour fouiller dans le placard de sa mère.
Lorsqu’à son retour, celle-ci constatait que des vêtements n’étaient pas rangés comme avant son départ, elle se tournait vers Jean-Maurice qui lui donnait toujours cette même raison: «Je cherchais des bonbons et du chocolat.»
Jamais le garçon n’aurait osé lui avouer qu’il avait enfilé ses plus belles robes.
«J’étais attiré par ça, mais je ne savais pas pourquoi.»
Et il était hors de question d’en parler à qui que ce soit.
Un profond désarroi l’a envahi à l’adolescence, au début des années 60. Jean-Maurice se sentait comme une femme qui éprouvait une attirance pour les filles. Il ne comprenait pas. Ça ne se pouvait pas.
«À l’époque, tout ce qui existait comme modèle, c’était celui des hommes qui aiment les femmes et des femmes qui aiment les hommes. On ne parlait pas d’homosexualité.»
Jean-Maurice Normandin a étudié en mécanique d’ajustage et en dessin industriel avant d’occuper divers emplois au sein de compagnies montréalaises. C’est à la suggestion d’un ex-beau-frère qu’il est revenu à Trois-Rivières, tenté par une carrière dans la police.
Le nom de Jean-Maurice Normandin figure parmi les premiers aspirants policiers formés en 1969 à l’École nationale de police, année où il a amorcé sa carrière en tant que patrouilleur dans sa ville natale.
Jean-Maurice y a gravi les échelons pour obtenir en 1995 le poste de directeur par intérim du service de police de Trois-Rivières. Un an plus tard, il quittait la région pour devenir chef de police à Boucherville puis à Blainville.
Sur le plan des amours, Jean-Maurice a convolé en justes noces au début des années 70. Cette union aura été de courte durée et l’ex-conjointe a demandé l’annulation du mariage après avoir trouvé des vêtements de femmes appartenant à celui qui l’avait quittée.
«Je voulais me libérer. C’est la raison pour laquelle j’étais partie. Je voulais régler mon problème.»
Jean-Maurice a consulté un psychologue qui, au terme de plusieurs séances, l’a assuré qu’il était «guéri»… Son patient ne souffrait plus de ce qui était considéré à l’époque comme une maladie mentale. Dossier réglé.
Le jeune homme a rencontré Reine, celle avec qui ça allait de soi. «Elle avait beaucoup d’humour, comme moi. Nous avions un plaisir fou à être ensemble.»
Avant de la marier, en 1980, Jean-Maurice a dû lui raconter son passé à la demande de sa mère et de l’Église catholique qui avait annulé son premier mariage. Il n’avait aucun problème avec ça. Un spécialiste l’avait assuré qu’il était guéri. Le futur marié le pensait aussi et sa fiancée n’en a pas douté non plus.
Reine est devenue enceinte de leur première fille quelques mois plus tard. L’année 1980 a aussi été celle où le Trifluvien a remporté le gros lot à la populaire émission américaine «The Price is Right», avec Bob Barker.
Une deuxième fille est venue agrandir la famille de Jean-Maurice dont la vie, relate Carole, était à la fois «extraordinaire et hantée par ça»...
L’homme n’a jamais cessé de se sentir femme et d’adopter l’apparence de celle-ci aussitôt qu’il avait le champ libre. C’était plus fort que lui.
Jean-Maurice se rendait dans des boutiques pour s’acheter des vêtements féminins, en prétextant qu’il venait les acheter pour quelqu’un d’autre.
Le policier trouvait parfois de fausses excuses – trop de travail - pour ne pas accompagner sa conjointe et leurs enfants lors d’activités à l’extérieur. Il profitait de leur absence pour se transformer en femme, allant jusqu’à sortir ainsi, avec la peur au ventre d’être démasqué par quelqu’un qui l’aurait reconnu sur la rue.
«Si je m’étais fait prendre, j’aurais été mis à la porte de la police», prétend Carole en évoquant le contexte social du temps.
Une culpabilité l’envahissait chaque fois qu’il rentrait à la maison pour remettre ses habits d’époux, de père et de policier. Emprisonné dans cette vie de mensonges, Jean-Maurice a déjà songé au suicide.
Pendant des années, l’homme achetait des vêtements de femmes qu’il jetait aussi vite pour en racheter des nouveaux et s’en débarrasser encore, jusqu’aux prochains achats...
«Je me haïssais quand je me déshabillais, que je me démaquillais et que je redevenais lui. Je vivais des moments d’angoisse à me demander pourquoi j’avais fait cela, pourquoi j’étais comme cela.»
Comme sa femme et ses enfants, ses collègues ignoraient cette double vie que menait Jean-Maurice.
Sur ce, Carole me raconte une conversation avec un ancien patron, aujourd’hui un ami, qui avait tenu à lui exprimer son soutien en apprenant sa transition.
«Je ne laisserai pas une image détériorer notre amitié», avait-il dit à la femme qui, en souriant, lui a répondu: «J’apprécie, ce sont de belles paroles, mais si, il y a quinze ans, quelqu’un t’avait dit qu’il avait vu ton chef de police en talons hauts sur la rue Sainte-Catherine, je ne suis pas certaine qu’on serait ici, en train de jaser.»
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Carole Normandin habite toujours à Boucherville, entourée d’oiseaux, de fleurs et de son épouse depuis 43 ans.
«On vend la maison, on se sépare, tu vis ta vie et je vis la mienne», a été la première réaction de Reine en apprenant en 2015 que son mari n’en pouvait plus de se mentir à lui-même et aux autres, qu’il voulait maintenant vivre sa vie en tant que femme.
Elle n’a finalement jamais quitté Jean-Maurice qui est devenu Carole.
«Le temps l’a fait revenir sur sa décision et aujourd’hui, on s’échange des vêtements, nous allons partout ensemble, on a du plaisir comme nous en avons eu. Nous sommes deux grandes amies.»
Carole est comblée par l’amour de sa conjointe et de ses deux filles qui, le temps aidant aussi, ont également accepté sa transition de genre. Elles sont maintenant ses meilleures alliées, tout comme ses petits-fils de 8 et 5 ans qui l’appellent affectueusement «Mapi».
Le plus vieux des deux garçons est venu au monde en 2015, l’année où son grand-père maternel a failli mourir pour mieux renaître en Carole.
«D’aussi longtemps que je me souvienne, j’ai une personne qui vit en moi. Cette personne est celle que j’ai toujours voulu être. Pendant presque 60 ans, elle m’a créé tant de peine, de souci, de stress, d’angoisse, de problèmes de santé et de questionnement que vous pouvez être convaincus que la décision prise à la suite de mon AVC a été longuement réfléchie...»
Il s’agit ici de l’extrait d’une lettre que Jean-Maurice Normandin a écrit en février 2017, à l’occasion de son 70e anniversaire de naissance. Avec l’accord de Reine et de leurs filles, il avait envoyé ce long courriel aux parents, amis et connaissances afin de les informer de sa sortie de placard.
C’est la dernière fois que Jean-Maurice a signé avec ce prénom. Depuis, Carole réécrit son histoire.
«On peut être une personne trans sans subir d’opérations», m’a-t-elle gentiment rappelé lorsque j’ai voulu aborder le sujet des traitements hormonaux et des chirurgies qu’elle a pu subir ou non au cours des dernières années. Carole n’a pas voulu répondre publiquement à cette question intime. Elle est maintenant habitée par une paix intérieure et c’est tout ce qui compte.
«Les esprits fermés et les plus conservateurs de ce monde veulent remettre en question les acquis faits aux femmes et aux personnes LGBTQ+. On l’a vu aux États-Unis, on commence à le voir au Canada. Et il semble que l’avenir ne s’annonce pas très rose pour tout le monde. Alors si ma situation peut aider une partie de la population à mieux accepter ou, minimalement, à tolérer la diversité dans notre société, je suis prête à vous rencontrer», m’avait écrit Carole Normandin en prévision de notre rencontre durant laquelle elle a réitéré sa volonté d’abaisser des barrières.
Impliquée au sein de la communauté LGBTQ+, la septuagénaire est régulièrement invitée par des organismes à venir raconter son histoire. Elle s’adresse aussi bien à des aînés vivant en résidences qu’aux membres du personnel du Service de police de Montréal où son témoignage contribue à une meilleure compréhension de la réalité des personnes trans.
C’est du moins son plus grand souhait.
Sa situation n’est pas unique. Des gens de tous âges et de tous horizons ressentent la détresse que Jean-Maurice a vécue en cachant pendant des décennies la femme qu’il voulait être, qu’il sentait en lui.
Par son témoignage, Carole Normandin tend la main à ceux et celles qui continuent de vivre dans le placard. Il n’est jamais trop tard, leur dit-elle, pour ouvrir la porte et cesser de souffrir.