Les faits
Passons par-dessus les exagérations et les « façons de parler » — le panier d’épicerie coûte plus cher que jamais et les banques alimentaires font face à une demande record, certes, mais de là à dépeindre la population canadienne en entier comme ayant du mal à se nourrir, il y a quand même une marge.
De toute manière, le fond de la question est plutôt : l’inflation nettement plus forte dans le secteur alimentaire (7,8 % en juillet dernier, mais notons que c’était déjà en baisse par rapport aux 10-11 % de l’automne 2022) que l’inflation générale (3,3 % en juillet) est-elle la faute des cinq grands épiciers du Canada (Loblaw, Sobeys, Metro, Costco et Walmart)? Ceux-ci ont-ils profité de la pandémie pour augmenter abusivement leurs prix?
En fait, ça n’est pas aussi clair que ce que le gouvernement Trudeau laisse entendre. Plusieurs travaux et indicateurs suggèrent fortement que le plus clair des hausses de prix est survenu en amont des détaillants — carburant qui coûte plus cher aux fermiers et aux transporteurs, problèmes de main-d’œuvre, etc.
Un rapport de Statistique Canada paru l’année dernière sur les causes de l’inflation alimentaire montrait du doigt pour 2020 les dérangements que la COVID a provoqués dans les chaînes d’approvisionnement, notamment en forçant des fermetures d’usines alimentaires, ce qui a introduit une forme de rareté.
L’année 2021, poursuit le document, fut aussi marquée par une météo très mauvaise dans plusieurs régions fermières du globe, notamment dans l’Ouest canadien. Et l’invasion russe de l’Ukraine en 2022 a elle aussi eu des répercussions sur le prix du panier d’épicerie parce que la plupart des pays occidentaux, dont le Canada, ont frappé la Russie de sanctions économiques.
Or, comme l’Ukraine (dévasté par la guerre) et la Russie sont de grands exportateurs de céréales, et comme la Russie est un des plus importants producteurs mondiaux de fertilisants, cela a encore entraîné le prix des denrées vers le haut.
Par exemple, le prix de la potasse a dépassé les 1000 $US la tonne au début de l’été 2022, soit plus de cinq fois plus que l’année précédente. Il a beaucoup baissé depuis, à environ 350 $/t aux dernières nouvelles, mais il est toujours nettement par-dessus ses niveaux d’avant la guerre.
Le document de Statistique Canada ne fait aucune mention des marges de profits des détaillants alimentaires dans les sources d’inflation. Et la dernière édition du Canada’s Food Price Report, des universités Dalhousie, de Guelph, de Saskatchewan et de Colombie-Britannique, a dressé un portrait semblable de la situation pour l’année 2022.
Manque de concurrence?
Cela dit, il n’est pas impossible que le peu de joueurs présents dans le marché canadien de l’alimentation ait pu tirer les prix vers le haut, dans une certaine mesure. Après tout, alors que le « Big Five » des épiciers se partageait 60 % des ventes du secteur en 2003, ils en accaparent désormais pas moins de 80 %, selon un groupe de travail fédéral-provincial.
Mais tout indique que ça ne fait pas une grosse différence. Le Bureau de la concurrence du Canada (BCC) a publié cet été un rapport qui portait précisément sur cette question, ayant eu accès à des données confidentielles de l’industrie — encore que la collaboration n’a pas été facile de la part de tous, s’est plaint le BCC.
À partir de ces données, le Bureau a calculé qu’entre 2017 et 2022, les marges de profit des principaux épiciers ont augmenté de 1 à 2 %. Comme ce secteur a toujours été caractérisé par de faibles marges, une petite hausse peut faire une grosse différence sur le bilan annuel de ces entreprises. D’où les profits records enregistrés par les Loblaws et compagnie.
Mais il reste que ces 1 à 2 % de marge supplémentaire sont très, très en dessous de l’inflation totale du prix des aliments entre 2017 et 2022, qui fut d’environ 20 %, selon Statistique Canada.
Autre signe que les marges des épiceries ne font pas une grosse différence : depuis 2019, le prix des aliments a grimpé plus vite dans le gros et dans l’industriel que du côté des détaillants, selon des calculs publiés sur Twitter par l’économiste de l’Université Dalhousie Sylvain Charlebois. Celui-ci y voit le signe que c’est du côté des intrants, et non des marges, que se trouvent les sources principales de l’inflation alimentaire.
Mais il n’empêche, soulignait le BCC : le fait que les épiciers aient accru leurs marges progressivement sur des années au lieu de tenter d’attirer la clientèle en baissant les prix (ou en les maintenant) suggère que le jeu de la concurrence ne fonctionne peut-être pas à l’idéal dans ce secteur de l’économie.
Il faut mentionner ici que cette idée que le manque de concurrence est un problème grave dans le commerce de détail alimentaire ne fait pas l’unanimité. Plus tôt cette année, devant le Comité permanent de l’agriculture et l’agroalimentaire, l’économiste D.T. Cochrane a averti que les fournisseurs des grandes chaînes canadiennes sont souvent eux-mêmes des multinationales, et qu’il vaut parfois mieux être soi-même une grande entreprise quand on négocie avec un autre géant.
Mais la concurrence déficiente dans l’alimentaire au Canada a été décriée par de nombreuses voix, souvent des experts, au cours des dernières années. Alors il y a peut-être quelque chose là — même si, répétons-le, tout indique que cela ne représente qu’une petite partie de la hausse du panier d’épicerie.
Verdict
Pas vraiment. Il est possible qu’un manque de concurrence entre les cinq grandes chaînes alimentaires en activité au Canada, qui représentent 80 % des ventes dans le secteur, ait un peu tiré les prix vers le haut. Mais le Bureau de la concurrence estime que leurs marges de profit n’ont pas augmenté de plus de 1 ou 2 % depuis cinq ans. Il ne faudra donc pas s’attendre à ce que l’initiative du gouvernement Trudeau débouche sur des miracles.