«On constate que la Ville a pris un délai de près de trois ans pour agir, puisque les procédures n’ont été entreprises qu’en janvier 2022. Comment peut-on parler de dangerosité et d’urgence d’agir lorsque les délais pour présenter la demande sont de cet ordre? Poser la question, c’est y répondre», peut-on lire dans ce jugement.
Le comité exécutif de Trois-Rivières a adopté une résolution en février 2019 pour obtenir la démolition de l’église du boulevard Sainte-Madeleine, mais ce n’est qu’au début de l’année 2022 que des démarches ont été mises en branle, selon le jugement.
La juge Prémont s’étonne que les deux parties n’aient pas trouvé un terrain d’entente. «[...], le nœud du problème réside dans le fait que les parties ne s’entendent pas sur le projet immobilier qui remplacera l’église. Ainsi, Saad ne peut obtenir le financement pour démolir l’église. Le Tribunal a d’ailleurs souligné aux parties, en cours d’audience, qu’il était surprenant qu’elles n’aient pas été en mesure de trouver une voie de passage pour atteindre leur objectif pourtant commun qui est de démolir l’église Sainte-Madeleine.»
En effet, le propriétaire, Gabriel Saad, veut bel et bien démolir l’église. Il fait une première demande de permis en août 2020. La Ville affirme alors que des documents sont incomplets. Comme il ne dépose pas les documents requis, la Ville lui rembourse même les frais de 3500$ versés pour le traitement du dossier.
Il fait une deuxième tentative le 16 juillet 2021. «Malgré plusieurs échanges entre les parties, le dossier ne chemine pas et le permis n’est pas accordé», indique le jugement.
Étant donné le caractère patrimonial de l’église, Gabriel Saad doit obtenir l’aval du Service des programmes et du patrimoine de la Ville de Trois-Rivières. Il soumet un projet en 2022. «Après analyse de la proposition, la Ville exige des modifications pour répondre à la réglementation et au schéma d’aménagement. Saad ne fait aucun suivi», poursuit la juge.
En avril 2022, la Ville soutient qu’un projet de reconstruction devait être accepté préalablement à la démolition de l’immeuble, elle se ravise deux mois plus tard et confirme que l’église peut être démolie sans projet de remplacement. Une étape préliminaire dans ce dossier est refusée au Comité consultatif d’urbanisme (CCU) en septembre 2022. «En date de l’audience, aucun projet de reconstruction n’est accepté et aucune demande pour obtenir un permis de démolir n’est en attente», écrit la juge.
Joint vendredi par Le Nouvelliste, Gabriel Saad a indiqué avoir toujours l’intention de démolir l’église aussitôt que son projet résidentiel sera accepté par la Ville. «On n’aura pas le choix de démolir l’église. Dès qu’on va avoir le permis de construire. On ne démolit pas avant», a-t-il indiqué.
Il projette de construire cinq immeubles à logements ainsi que des duplex ou des maisons de ville sur ce vaste terrain qui est bordé par le boulevard Sainte-Madeleine et la rue du Sanctuaire. Il est question de 100 à 120 portes. Quant au jugement, il préfère ne pas jeter de l’huile sur le feu. «Une communication se fait en ce moment avec la Ville, ça ne me donne rien d’en rajouter. La juge a été très claire que les deux parties voulaient démolir et qu’il fallait trouver une façon de s’entendre.»
Du côté de la Ville, on dit prendre «acte de la décision du Tribunal selon laquelle la démolition forcée de l’église n’est pas la solution à prioriser dans les circonstances». «La Ville s’engage à offrir sa collaboration pour en venir à une entente quant à la nature du projet qui pourra remplacer l’église, le tout conformément à la réglementation de son Schéma d’aménagement. D’ici là, pour assurer la sécurité de tout un chacun, elle veillera à faire respecter les mesures de sécurité à déployer sur le site, exigences dont la responsabilité incombe au propriétaire de l’immeuble», a commenté Mikaël Morrissette, porte-parole de la Ville de Trois-Rivières.
L’église a été vendue en 2013 à une compagnie à numéro dont Gabriel Saad était actionnaire. Depuis, elle n’est pas approvisionnée en eau ni en électricité. Comme la fabrique n’avait alors pas été entièrement payée, des recours judiciaires avaient été entrepris. L’église a été revendue sous contrôle de la justice en 2018 à Gabriel Saad.
Au fil des années, l’église est tombée en ruine au grand dam du voisinage. Elle continue de se détériorer étant donné que Gabriel Saad ne veut pas investir dans l’entretien d’un immeuble voué à la démolition. En Cour, la Ville a plaidé que le bâtiment est dangereux étant donné son état. Les pompiers sont d’ailleurs intervenus une fois par année en 2017, 2018 et 2020 ainsi que deux fois en 2022. «Il s’agissait d’événements de peu d’importance ayant nécessité des interventions de courte durée», précise le jugement.
De plus, les policiers ont reçu 66 appels en lien avec l’église de 2018 à 2022, dont 60 concernaient la présence d’intrus à proximité ou à l’intérieur. Le dernier appel remonte au 23 septembre 2022.
Le propriétaire a contesté la prétention de la Ville faisant valoir que depuis qu’une ordonnance de sauvegarde a été prononcée en août 2022, diverses mesures ont été mises en place pour éviter que des individus pénètrent dans le bâtiment comme l’installation d’une clôture et la présence d’un gardien.
La Cour lui a donné raison. «[...] la démolition forcée, remède de dernier recours, n’est pas la solution appropriée dans la situation actuelle. En effet, la mise en place des diverses mesures contenues à l’ordonnance de sauvegarde d’août 2022, prolongée le 27 janvier dernier, prévient le danger auquel les personnes pourraient être exposées en raison de l’état actuel de l’immeuble. Les manquements de la propriétaire consignés aux divers constats qui lui ont été transmis ne sont pas de nature à modifier cette conclusion.»
Gabriel Saad assure qu’il continue de respecter l’ordonnance de sauvegarde. «J’ai des gardiens avec des chiens. Les intrusions sont nulles.» La juge exige d’ailleurs qu’il continue à suivre cette ordonnance.
Il reste que les lieux sont en piètre état. Au fil des années, des inspecteurs mandatés par la Ville ont relevé notamment que la pelouse n’est pas entretenue, que des éclats de verre, des détritus ou des débris jonchent le sol à l’extérieur et à l’intérieur de l’église, que le parement de pierre du clocher s’effrite et que des pierres se retrouvent au sol à l’extérieur, que divers débris, déchets et meubles se trouvent toujours à l’intérieur de l’église et que de la moisissure est visible sur les murs intérieurs, décrit le jugement.
Ce n’est toutefois pas suffisant pour décréter la démolition de l’immeuble. «[…] la démolition d’un immeuble contre le gré de son propriétaire demeure l’ultime recours. Au risque de se répéter, il est important de reconnaître qu’un propriétaire peut même décider de ne pas entretenir son immeuble, ce qui est le cas en l’espèce», écrit la juge Prémont.