Chronique|

Le choix impossible

Le coût du panier d'épicerie ne cesse de grimper.

CHRONIQUE / Elle aurait pu être ma voisine, ma soeur, ma collègue de travail. Cette femme se fondait dans le décor, n’attirait le regard de personne. Déambulant dans les allées de l’épicerie pour remplir son panier comme j’étais moi-même en train de le faire. Tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Malgré toutes les apparences de normalité, elle est devenue à mes yeux, ce jour-là, le symbole de chacun des drames que l’inflation laisse dans son sillage ces jours-ci.


C’était vers la fin du mois de janvier, un dimanche après-midi. Un peu perdue dans mes pensées, je plaçais mes articles un à un à la caisse automatique de mon épicerie de quartier. Face à moi, cette femme s’est engagée à l’autre caisse, celle-là servie par une caissière. Elle a vidé son panier sur le tapis et a regardé défiler un à un les articles, en jetant un oeil attentif sur le tableau de prix, là où la facture finale gonflait de plus en plus au fur et à mesure que la nourriture remplissait les sacs.

Jusqu’à faire exploser la limite permise. La limite qu’elle s’était fixée pour ses achats. Une épicerie complète d’une semaine qui ne pouvait pas dépasser 70$. Peu importe les sacrifices qu’il fallait faire. 70$, c’est tout ce qu’il restait dans son compte bancaire. Il ne fallait pas que la carte débit soit refusée.

«Pouvez-vous retirer les carottes et les pommes, s’il-vous-plaît? Ça fait combien sans ça? Non, je ne pourrai pas, ce serait trop cher. Ok... et si on ajoute les carottes mais qu’on retire un paquet de viande, ça va faire combien? Bon, ça irait... mais j’ai besoin de la viande, mon fils aime trop ça. Euh... attendez, retirez une conserve et les carottes mais laissez la viande. Là, ça fait combien?»

Un triste spectacle de jonglerie pour cette femme qui, je vous le jure, ne ressentait absolument aucune fierté à ce moment et parlait avec la voix la plus basse possible en direction de la caissière. Un numéro d’acrobatie alimentaire au cours duquel un être humain devait faire le triste choix entre des légumes et de la viande. Un panier pas tellement garni qui, il y a à peine quelques mois, aurait été drôlement mieux rempli avec le même budget.

«Et probablement que cette dame avait fait tout un exercice avant de venir à l’épicerie. Elle avait certainement épluché les circulaires, vérifié les spéciaux, regardé les coupons-rabais et fait sa liste en fonction de ce qu’elle avait les moyens d’acheter», analyse Geneviève Marchand, responsable des communications à Moisson Mauricie, à qui j’ai raconté cette histoire.

Chaque mois du côté de Moisson, c’est le même scénario. De nouvelles demandes entrent sans que d’autres ne cessent d’avoir besoin de l’aide alimentaire offerte par les organismes desservis par Moisson. À travers ça, on répond aussi aux demandes d’urgence, qui proviennent de gens qui ont déménagé et qui ne connaissent pas encore les services offerts dans leur secteur.

«On le voit de plus en plus, avec le prix des loyers qui grimpe, les gens déménagent et changent de secteur pour espérer se loger à moindre coût. Mais une fois qu’ils sont dans un nouveau secteur, ils ne connaissent pas encore les services alors ils viennent cogner chez nous», ajoute-t-elle.

«Toi, tu as été témoin de ça à l’épicerie, mais bien souvent les gens ne se rendent même pas jusqu’à l’épicerie. Après avoir payé le loyer, l’électricité et toutes les dépenses fixes, ils n’ont pas d’argent pour aller à l’épicerie. Nous, on les voit ces gens-là», ajoute Robert Tardif, directeur général des Artisans de Paix de Trois-Rivières. Preuve que l’inflation alimentaire continue de se faire sentir, depuis le temps des Fêtes, l’organisme a constamment enregistré une hausse des demandes pour le dépannage alimentaire.

«Toi, tu as été témoin de ça à l’épicerie, mais bien souvent les gens ne se rendent même pas jusqu’à l’épicerie. Après avoir payé le loyer, l’électricité et toutes les dépenses fixes, ils n’ont pas d’argent pour aller à l’épicerie.»

—  Robert Tardif, directeur général des Artisans de Paix de Trois-Rivières

L’an dernier, entre janvier et ce moment-ci, l’organisme avait aidé 398 personnes avec son dépannage alimentaire. Cette année, pour la même période, ce sont plus de 1200 personnes uniques qui ont été aidées. Entre 2021 et 2022, les Artisans ont noté une hausse de plus de 27% des demandes pour l’ensemble de l’année.

À Nicolet aussi, on note toujours plus de demandes d’aide alimentaire à la Ressource aide alimentaire. Depuis le temps des Fêtes, on enregistre une demande des hausses de dépannage alimentaire, de plus en plus pour des gens qui ont des emplois. Du côté du Centre d’action bénévole, on voit naître un nouveau phénomène: celui des demandes financières pour aider à payer les factures scolaires.

«Des parents viennent nous voir pour qu’on les aide à défrayer la facture du service de garde. Évidemment, quand le prix de la pinte de lait augmente, il se peut que le service de garde passe en deuxième dans les priorités. Mais là, ce sont des parents qui travaillent et à qui l’école expose que leur enfant devra aller dîner à la maison parce que la facture du service n’est pas payée. Ça devient un stress énorme», constate la directrice générale Isabelle Bombardier.

Des efforts que les organismes tentent de multiplier chaque jour pour minimiser les impacts de ce train fou de l’inflation et de l’effet qu’elle a sur le budget des ménages de la région. Des efforts qui n’arrivent pas toujours à combler tous les besoins lorsque la personne s’estime encore capable de tenir le coup un moment... comme ce fut le cas ce dimanche-là, dans mon épicerie de quartier.

«Au fond de mon portefeuille dormaient deux trois billets. 30$ en tout. Je les ai sortis, et discrètement tendus à cette femme, en lui disant qu’elle n’aurait pas à choisir entre deux aliments cette fois-ci.»

—  Paule Vermot-Desroches

Surprise, hésitante, ses yeux se sont remplis d’eau. Les miens aussi. Elle est partie avec ses sacs, sans rien avoir à laisser à la caisse.

J’ai continué mes achats, réalisant à quel point j’étais privilégiée que ce don improvisé ne fasse pas une grande différence dans mon budget familial cette fois-ci.

Au détour de la porte de sortie, la dame m’attendait, les bras grands ouverts pour dire merci. Elle m’a promis que le jour où elle le pourrait, elle redonnerait au suivant.

Cette semaine, ma collègue Brigitte Trahan présentait un excellent dossier proposant des trucs pour manger sans se ruiner. Parce que oui, en 2023, nous en sommes rendus à se demander comment se nourrir sans y laisser toutes nos économies.

Au même moment, les dirigeants des grandes chaînes d’alimentations se défendaient devant un comité parlementaire de contribuer à la hausse des prix pour gonfler leurs marges de profits. Surréaliste, avouez-le!

Cette dame aurait pu être ma voisine, ma soeur, ma collègue de travail. Où qu’elle soit, je souhaite de tout mon coeur qu’elle ne soit plus jamais confrontée à un choix aussi tragique que celui de choisir entre deux aliments pour nourrir sa famille.