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La danse des nids-de-poule

Les villes n'arrivent pas à assurer l'entretien des rues. Peut-être est-il temps de revoir la façon des réparer, mais aussi de les concevoir.

CHRONIQUE/ Au rythme actuel, il faudrait 20 ans pour réparer les rues sherbrookoises considérées prioritaires. Pas toutes les rues. Juste les rues les plus abimées… en ce moment. Est-ce normal?


Sortons les évidences. Les nids-de-poule, ça fait toujours jaser. Toujours. Les concours de qui a la rue la plus maganée pognent toujours. On arrive dans une sorte de «mon nid-de-poule est plus profond que le tien».

Autre évidence, toutes les villes sont coincées là-dedans. Le problème que vit la capitale des Cantons-de-l’Est se vit partout, à Drummondville, à Québec, à Gatineau, à Saguenay, à Trois-Rivières. Les villes comme Montréal, Ottawa, Toronto et Edmonton se sont déjà «battues» pour le titre de «capitale canadienne du nid-de-poule».



Pour ne pas empirer la situation, donc maintenir les actifs actuels, le chef de la vision de l’ingénierie de la Ville de Sherbrooke estime qu’il faudrait investir 10 M$ supplémentaires par année. Ça représente 2,5% du budget annuel de Sherbrooke. Mais pas question d’augmenter les sommes prévues du côté de la mairie.

La mairesse de Sherbrooke, Évelyne Beaudin, a raison de souligner que les rues ne sont pas les seules infrastructures qui mériteraient de meilleurs investissements.

Un budget municipal est un énorme casse-tête et chaque petit pourcentage donné ici et là vient, inévitablement, enlever un pourcentage à un autre dossier. N’empêche, ne pas investir dans la réparation des rues en ce moment, c’est grossir la facture de demain.

Et l’équipe Beaudin est bien au courant de cette dynamique, puisqu’on souligne le manque d’investissements qu’il y a eu dans le passé pour expliquer, en partie, l’état actuel des rues.



Est-ce la bonne stratégie? Est-ce même une stratégie?

De plus en plus de villes décident de laisser tomber l'asphalte pour le gravier, qui est plus facile à entretenir.

L’équipe d’Évelyne Beaudin souligne qu’il faudrait une réflexion sur la gestion des rues. Aucun doute là-dessus. Mais avant de décider si on creuse le retard, si on maintient l’entretien ou si on augmente la cadence, ne faudrait-il pas faire cette réflexion, justement?

Que faire avec les rues rurales ou peu achalandées, doit-on systématiquement les réasphalter? La question est loin d’être farfelue.

Le coût d’entretien d’une rue en gravier est deux fois moins cher qu’une rue asphaltée. Et une rue en gravier bien entretenue est souvent bien plus agréable à rouler que les nids-de-poule et autres fissures dans le bitume.

Il y a même un mouvement de «désaphaltage» aux États-Unis, qui fait aussi son chemin au Canada et au Québec.

Il y a quelques années, des citoyens et citoyennes de Salaberry-de-Valleyfield n’ont pas attendu que l’asphalte s’effrite, elle a carrément été arrachée d’un stationnement public. Ce n’est pas une rue, vous me direz, mais ça fait partie de la réflexion du tout à l’asphalte.



Pas seulement pour des raisons financières, mais environnementales aussi. L’asphalte ne coûte pas juste cher, c’est un ilot de chaleur, ça nuit à l’écoulement des eaux, sans parler que le bitume, c’est un produit pétrolier avec tout ce que ça implique comme pollution.

La réflexion dépasse de loin les enjeux budgétaires. Voici d’autres pistes à creuser.

Étalement urbain

On construit continuellement de nouvelles rues. Le hic, c’est qu’on présente rarement la facture totale. Surtout qu’on n’opte pas pour un urbanisme optimal. Construire des rues en spaghettis, tranquilles, mais très peu connectées entre elles, ça vient avec une facture.

Premièrement, parce que plus on fait des petites rues, plus le nombre de kilomètres de rue par habitant augmente. Et ça, ça gonfle la facture de l’entretien. Encore plus si ce sont des rues en cul-de-sac ou isolées.

L'urbanisme privilégié offre peu de connectivités entre les rues forçant les automobilistes à converger vers les mêmes axes routiers, ce qui accélère leur usure.

Ensuite, plus une ville s’étale, plus les nouvelles rues sont éloignées du centre ou des points de service, plus les gens auront besoin d’une automobile (et plus ce sera difficile d’implanter un transport en commun efficace). Plus de voitures vient avec une plus grande usure.

Et comme les rues sont souvent isolées ou mal connectées, tout converge souvent vers les mêmes grands axes. Si tout le monde doit emprunter le même boulevard, ça augmente son usure et son cout d’entretien. Si la circulation avait une répartition plus équilibrée, il y aurait moins d’usures prématurées.

Vision à court terme

Il faut le rappeler, mais les économies réalisées dans le passé en ne faisant pas l’entretien minimal nous rattrapent maintenant avec une bonne facture. Mais cette vision à court terme, on la retrouve à plusieurs endroits.

Parce que la population chiale lors des travaux, les villes tentent de plus en plus de planifier des chantiers plus courts. Le temps presse. Sauf que plus on va vite, plus les risques d’erreurs augmentent. Et le bitume, c’est une science précise. Suffit d’une erreur dans une des étapes pour que le nouveau pavage dure deux ou trois fois moins longtemps.



Le sentiment d’urgence fait aussi en sorte que parfois, au lieu de refaire toute l’infrastructure, on ne fait que les travaux de surface. Le hic, c’est que si la structure a des lacunes, le pavage ne durera pas, peu importe sa qualité.

Tous les bitumes n’ont pas la même qualité. Certaines sont conçues pour résister aux gels et dégels, mais il faut mettre le prix. Ce que les villes n’ont pas tendance à vouloir faire, parce qu’elles manquent d’argent, déjà, mais aussi parce que ça signifie agir sur moins de rues. Soit on en fait peu mais très bien, ou plus mais moins bien.

Si on ajoute à ça la volonté de se faire réélire, le nombre de rues à refaire, le cercle vicieux du plus bas soumissionnaire, l’urgence de certains travaux, tout ça encourage à choisir la quantité plutôt que la qualité. Mais ça veut dire aussi de refaire souvent le même travail.

Réflexion élargie

La question du budget accordé à l’entretien et à la réparation des rues est importante, puisqu’elle a un impact sur la mobilité actuelle et future, mais aussi sur la facture de demain.

Certains réflexes qu’on a autour de la conception de nos rues dépassent Sherbrooke. Pas que la Ville ne pourrait rien faire de différent, mais ça s’inscrit dans une mode nord-américaine, dans une vision culturelle du transport.

Il ne faut toutefois pas réduire cette réflexion qu’à l’automobile, même si elle a souvent le presque monopole de l’utilisation. Si on veut un transport en commun efficace, il faut des rues en bon état – et bien conçues. Les vélos et d’autres transports actifs profitent aussi des structures.

Tout ça doit s’inscrire dans un plan d’urbanisme, dans une vision de mobilité et même dans des valeurs environnementales. Tant qu’on ne fera pas cette réflexion, la danse des nids-de-poule ne s’arrêtera jamais.

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