Chronique|

Claudie Simard: trouver sa voix

Claudie Simard, réalisatrice.

«Tu sais, la petite voix que tu entends de temps en temps, mais que tu n’écoutes pas. Cette petite voix qui te donne le sentiment que tu n’es pas à la bonne place.» Il y a trois ans, Claudie Simard se jetait littéralement dans le vide, en abandonnant sa carrière de journaliste à Radio-Canada Mauricie. La femme de Saint-Boniface n’a pas voulu attendre davantage avant d’aller vivre son rêve, celui de devenir réalisatrice afin de faire du documentaire. Et si rien ne se présentait devant elle au moment de faire le grand saut, elle a tracé la voie devant elle. Cette semaine, près de trois ans plus tard, elle a présenté son tout premier film, «Sages et rebelles», en avant-première à Trois-Rivières, portant du même coup la voix d’un combat pour le droit des femmes: celui d’avoir accès à la pratique sage-femme.


C’était au tout début de la pandémie. Claudie venait de prendre une pause du travail, puisqu’elle se remettait grandement en question dans sa vie professionnelle. Les yeux pleins d’eau, elle m’avait confié ne plus savoir où elle en était. L’appel du risque, celui de tout quitter et de se lancer dans le vide était fort... mais illogique. Qui voudrait vraiment quitter un bon salaire, une sécurité d’emploi et des collègues que l’on apprécie? Qui, à 38 ans et avec deux enfants à la maison, aurait l’audace de se mettre à risque à ce point?

Claudie a eu cette audace. Par amour pour le documentaire, une discipline pour laquelle elle avait eu un véritable coup de foudre en réalisant «Ursulines pour la vie» en 2019, à l’aube du déménagement des religieuses de leur historique couvent trifluvien vers une autre résidence.



«Le journalisme ne me comblait plus, mais ce n’était pas la faute des autres. Je devais aussi me regarder en face et comprendre que si je voulais que ça change, ça devait commencer par moi. J’avais faim, je voulais aller en profondeur dans un sujet, m’affranchir des frontières de la région. Je pouvais enfin être moi-même complètement, prendre position dans quelque chose», a-t-elle expliqué lundi, quelques heures avant le lancement de «Sages et rebelles», son tout premier film produit en collaboration avec Tapis Rouge Films.

L'affiche du documentaire "Sages et rebelles", qui sera présenté le 4 mars à Radio-Canada.

À travers ce documentaire de 52 minutes, qui sera présenté à Radio-Canada le 4 mars prochain, on suit des sages-femmes dans diverses régions du Québec, à travers leurs réalités, leurs contacts avec les familles, mais également les luttes qu’elles mènent quotidiennement pour faire reconnaître leur pratique, même plus de 20 ans après la légalisation au Québec.

Car si la pratique sage-femme est reconnue par le gouvernement depuis tout ce temps et est un service de santé couvert par la RAMQ, elle fait encore face à de nombreux obstacles. En bref, le service n’est pas encore implanté dans toutes les régions du Québec, et rencontre encore de la résistance de la part de certains CISSS, CIUSSS et de médecins qui s’y opposent. Il appartient aux parents de faire la demande pour obtenir le service, mais aussi à eux de convaincre les décideurs de leurs régions que la pratique mérite d’être implantée.

«Ce qui m’intéressait, c’est le droit des femmes, l’injustice qu’elles vivent là-dedans. Elles revendiquent depuis des décennies et on ne les écoute pas. On leur a fait croire qu’on avait légalisé et que c’était correct, mais la réalité est que sur le terrain, des gens sur les conseils d’administration refusent la pratique sage-femme dans leurs établissements. Ces gens ont un droit de véto sur le droit des femmes. Des médecins se donnent le droit de dire: c’est moi qui décide. C’est quoi ça, si ce n’est pas contrôler le corps des femmes», se demande-t-elle.



Ainsi, son documentaire nous transporte notamment jusqu’en Colombie-Britannique, où 25% des naissances se font aujourd’hui avec des sages-femmes. Au Québec, ce pourcentage n’est encore que de 4%. En Gaspésie, il aura fallu 14 ans d’actions de la part des familles pour obtenir le service. À Laval, on le réclame depuis 20 ans. Il n’est toujours pas disponible en Abitibi-Témiscamingue, ou aux Îles-de-la-Madeleine. Et on ne parle même pas ici des difficultés qu’elles rencontrent pour compléter le baccalauréat de 4 ans et demi, en ayant l’obligation de faire des stages non rémunérés aux quatre coins de la province durant leurs études, laissant bien peu de place à la possibilité d’aller se chercher un revenu pour survivre durant ce temps.

Pas étonnant qu’on ait du mal à recruter de nouvelles candidates. Pas étonnant non plus que l’an dernier, environ 10% d’entre elles n’aient pas renouvelé leur permis de pratique.

Les sages-femmes ayant participé au tournage de "Sages et rebelles", Maude Lapointe, Naoual Alazouer et Valérie Leuchtmann, accompagnées de la réalisatrice Claudie Simard (à gauche) lors de la première du film, lundi soir.

Mais à travers ces luttes, on assiste aussi à ce qu’il y a de plus beau: donner la vie. Entrer dans l’intimité d’un couple qui s’apprête à accueillir leur bébé et qui, guidé par une sage-femme, embrasse cet instant avec calme et douceur, non pas dans l’interventionnisme médical qui a pu en marquer d’autres, mais dans l’accompagnement pur et simple qu’offre la professionnelle de la santé, en gardant toujours un oeil bienveillant sur la moindre complication pouvant survenir.

«La sage-femme, c’est une experte en soins de santé. Des individus disent que ce n’est pas sécuritaire. Comment ça, ce n’est pas sécuritaire? Penses-tu que le gouvernement aurait investi des dizaines de millions de dollars depuis 25 ans pour développer une pratique qui n’est pas sécuritaire? Moi je veux que demain matin, les gens qui ont vu le film et qui sont dans les CIUSSS et les CISSS, qu’ils prennent la demande des parents, qu’ils arrêtent de dire «pourquoi» et commencent à dire «comment», confie la réalisatrice.

Dans cette aventure, elle a croisé le chemin d’Évelyne Lafleur-Guy, productrice, alors qu’elle participait à plusieurs formations et séminaires afin d’apprendre les rouages du métier de réalisatrice. Les deux femmes ont connecté au point de vouloir mener ce projet ensemble. «On a longuement discuté, et ça a cliqué. Travailler avec un producteur, il faut que ce soit un coup de foudre, car on va prendre tellement de décisions ensemble. Avec Évelyne, j’ai gagné le gros lot», mentionne-t-elle en riant.

Après plusieurs rencontres, Radio-Canada a accepté de se lancer dans l’aventure du développement, puis de la production de ce documentaire qui, une fois qu’il aura été diffusé, sera aussi disponible sur Tou.TV.



Mais en attendant le grand jour de sa diffusion au public, c’est à Ciné-Campus de Trois-Rivières que l’équipe a proposé une avant-première lundi soir, en compagnie de leurs proches, mais également de plusieurs sages-femmes venues entendre cette voix qu’on osait enfin leur donner. Un trip que la réalisatrice tenait à vivre avant de laisser son film aller vers le grand public.

«On a tellement travaillé fort sur ce projet, je n’ai jamais autant travaillé de ma vie. Lorsqu’il sera diffusé, ce sera partout au Québec, mais chacun chez soi. J’avais envie de pouvoir voir mon film dans les yeux des autres, de sentir la réaction de la salle», souligne-t-elle.

En attendant que la voix de «Sages et rebelles» résonne partout dans la province le 4 mars, Claudie se prend à rêver de ces autres projets, ces autres idées auxquelles elle aura envie de donner une voix. Du saut dans le vide d’il y a trois ans, la Mauricienne est véritablement devenue une réalisatrice, et on n’aura certainement pas fini d’entendre parler d’elle.

«J’ai pris la parole, et je me demande comment je vais faire pour me taire maintenant.»