M. Trudeau a repris cette idée déjà exposée en ces pages, à savoir que Québécois francophones et Canadiens anglophones n'envisagent pas, en général, la religion de la même manière. Idée pour les uns, donc critiquable. Identité pour les autres, donc intouchable. Une identité est indissociable d'une personne, mais on peut très bien rejeter, même vigoureusement, une idée d'une personne qu'on respecte par ailleurs.
Pour bien saisir l'ampleur du fossé culturel, rappelons-nous que la langue anglaise n'a même pas de mot pour désigner la «laïcité». Les anglophones parlant de la Loi 21 doivent se rabattre sur «secularism» — qu'ils mettent d'ailleurs souvent entre guillemets, comme pour s'en dissocier. La «sécularité» désigne le fait de ne pas appartenir à la sphère religieuse, mais ne porte pas la notion de séparation de l'église et de l'État. C'est dire à quel point le concept de dissociation du fait religieux leur est étranger. D'ailleurs, le roi d'Angleterre ne devient-il pas, à son accession au trône, aussi le chef de l'Église anglicane?
Justin Trudeau a donc rappelé que les Québécois, ayant vu leur progrès socio-économique retardé par l'Église catholique, en ont développé une «méfiance» envers les religions qui a été interprétée erronément, de l'extérieur, comme une «intolérance envers les autres». Tout cela est très bien dit et reconnaissons à Justin Trudeau d'avoir fait oeuvre pédagogique.
Sur le fond, toutefois, rien n'a changé. Primo, Mme Elghawaby conserve son poste de représentante spéciale chargée de la lutte contre l'islamophobie, qui sera rémunéré entre 162 700 et 191 300$ par année. On lui pardonne maintenant ses écarts de langage d'autrefois en faisant valoir qu'elle était militante et que, c'est bien connu, on fait preuve d'enflure verbale lorsqu'on milite pour une bonne cause. Secundo, les dés semblent pipés d'avance.
M. Trudeau a indiqué que ces deux visions de la laïcité vont «se résoudre quand les gens raisonnables auront une conversation réelle et profonde». Invite-t-il à une réconciliation? Pas vraiment, car il enchaîne en expliquant que ça prend quelqu'un comme Amira Elghawaby pour «expliquer comment des croyants, de quelque religion que ce soit, peuvent se sentir peinés par cette perspective et cette réalité de la culture québécoise».
Mme Elghawaby ne sera donc pas l'arbitre neutre de ce conflit de visions, mais une militante qui veillera à ce que sa vision prévale. Elle l'a d'ailleurs dit à la sortie de sa rencontre avec le chef du Bloc québécois. «Mon rôle est d'essayer d'exprimer la peine que les minorités religieuses ressentent.» Mais en créant, a-t-elle ajouté, un «espace positif». C'est-à-dire en utilisant des mots moins brutaux.
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Car il vaut la peine de rappeler ce que Mme Elghawaby a dit au cours de sa carrière.
En 2019, elle a écrit que «la majorité des Québécois semblent influencés non pas par la primauté du droit, mais par un sentiment antimusulman».
En juin dernier, devant un comité du Sénat, elle a déclaré «que la fixation sur les minorités religieuses dans cette province […] crée l’idée que quelque chose ne va pas avec les femmes qui, comme moi, portent le foulard, et que nous méritons presque d’être attaquées et de faire l’objet de discrimination». Mme Elghawaby a défendu le droit des femmes de porter le niqab, ce voile intégral ne laissant voir que les yeux, lors de procès ou de cérémonies de citoyenneté.
En 2019, elle a écrit que «le Québec voit plutôt les immigrants potentiels avec suspicion, leur imposant le fardeau de prouver qu'ils n'ont pas des attitudes contraires à l'identité de la province qu'il s'imagine supérieure».
En 2013, elle a cité le penseur John Ralston Saul qui avait écrit qu'au 19e siècle, la classe moyenne occidentale avait développé une «peur paranoïaque». «Une peur de quoi? De la perte de la pureté — pureté du sang, pureté de la race, pureté des traits nationaux et des valeurs.» Mme Elghawaby avait enchaîné en écrivant: «Cela pourrait tout à fait s'appliquer au Québec d'aujourd'hui. Les sondages chiffrant l'appui à la Charte [des valeurs proposée alors par le gouvernement péquiste] nous apprennent que [Pauline] Marois interpelle la paranoïa viscérale de 'l'autre' qui hante des communautés parfois jusqu'à des conséquences tragiques.»
Sur Twitter, elle a dit vouloir «vomir» à la lecture d'un texte rappelant que ce sont les Canadiens-Français qui ont le plus souffert du colonialisme britannique. Ironique de lire tout cela en sachant qu'elle avait participé au «love-in» de 1995, à Montréal, à la veille du référendum sur la souveraineté.
M. Trudeau n'avait pas le choix d'intervenir devant la grogne grandissante de son caucus québécois. Il faudra voir maintenant si ceux qui défendaient la nomination regimberont devant cette apparente mitigation. Le député albertain George Chahal, qui est sikh, a décoché une flèche empoisonnée à l'endroit de ses collègues en écrivant que les critiques visant Mme Elghawaby prouvent que le racisme et les préjugés existent encore, «même parmi les élus».
Salma Zahid, la seule députée fédérale portant le voile, a fait valoir que Mme Elghawaby est attaquée parce qu'elle est voilée. Le chef du NPD, Jagmeet Singh, a tenu un discours similaire. «Cette accumulation de critiques envers une femme, en particulier une femme racisée, est très troublant.» Ce qui est troublant, c'est cette idée que les personnes «racisées» devraient être soustraites à la critique.
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Des idées répandues
Ne nous trompons pas. Les idées de Mme Elghawaby sont répandues. Rappelez-vous les questions aux débats anglais des chefs de 2019 et 2021, l'une décrétant comme un fait incontestable que la Loi 21 est discriminatoire, l'autre postulant que le Québec a un problème de racisme. Pour avoir participé à la préparation de tels débats, je peux vous assurer que les questions posées sont avalisées par l'équipe. Ces questions reflétaient donc un certain consensus au sein des médias organisateurs.
Dans le fameux sondage Léger que Mme Elghawaby citait pour affirmer que les Québécois ont un sentiment antimusulman, il y avait cette perle. Les répondants canadiens disaient avoir une opinion favorable de la Charte canadienne des droits et libertés à 83%, mais seulement à entre 20% et 35% (selon la province) de la Charte québécoise, qui est pourtant sensiblement la même. Si ce n'est pas un a priori négatif du vivre-ensemble québécois, on se demande ce que c'est!
Ce débat est du bonbon autant pour François Legault que Justin Trudeau, car il leur permet d'asseoir leur posture politique de prédilection: pour l'un, la défense des droits collectifs (qui ne sont pas reconnus en droit canadien, d'où la nécessité à ses yeux de la clause dérogatoire), pour l'autre, la promotion des droits individuels, parfois jusqu'à la caricature. Seule perdante: la cause, légitime, de la lutte aux discriminations. Car les ponts sont irrémédiablement rompus entre Amira Elghawaby et plus ou moins le quart de la population canadienne. Les deux solitudes ont encore une longue vie devant elles.