On a bien de la misère à concevoir à quel point c’est beaucoup d’argent, à quel point être milliardaire, ou multimilliardaire, signifie être très très très riche. Trop riche.
Oui, j’ose dire trop riche. Personne n’a besoin d’autant d’argent.
Dans son excellent premier spectacle – que je vous conseille de rattraper en balado sur Ohdio – Virginie Fortin trace un amusant, mais percutant parallèle. En gros, elle souligne que pour n’importe quoi d’autre, le besoin de posséder des milliards de fois la même affaire soulèverait une inquiétude sur la santé mentale de cette personne.
Elle dit que posséder des milliers de toutous, par exemple, peut être intense, mais posséder des milliards de toutous, tout le monde trouverait ça inquiétant.
La syllogomanie est justement le terme pour le trouble psychique de l’incontrôlable besoin d’accumuler des objets, indépendamment de leur utilité, de leur valeur ou de leur dangerosité.
Pourquoi croyons-nous, comme société, qu’il n’y a aucune limite possible dans l’accumulation de la richesse? On le célèbre, même. On applaudit cette personne qui «vaut» 200 milliards de dollars.
Quand c’est rendu que tu as des milliards dans tes comptes bancaires, c’est inévitable, il y a des millions d’argent là-dedans qui ne servent à rien. Et quand on regarde comment ces ultrariches dépensent leur fortune, c’est à se demander s’ils savent vraiment quoi faire de leur argent.
Quand tu possèdes plus d’argent que les revenus de toute une vie de la majorité de la population, que tu peux acheter n’importe quoi plusieurs fois tout en restant milliardaire, la valeur de l’argent se perd. Elle perd de son sens.
Quand ton entreprise génère des bénéfices de plusieurs milliards, c’est qu’il y a un abus quelque part. La marge de profit est trop élevée pour être «honnête». Pas dans le sens d’illégal, mais dans le sens d’un deal équitable. Soit le salaire des employés n’est pas assez élevé, soit l’entreprise en passe une vite à ses fournisseurs, soit elle vend ses produits à un prix trop élevé. Quelque part dans la chaine, il y a des citrons un peu trop écrasés. Sauf que les citrons, c’est du monde comme vous et moi.
Bref, posséder autant d’argent répond aux critères de la syllogomanie.
Ça va sonner comme de la psychologie à deux cennes, mais j’assume : qu’est-ce qui pousse une personne à vouloir autant d’argent? Un manque d’amour? Un manque de reconnaissance? On est très loin de l’idée de bien gagner sa vie. Ce n’est pas une quête saine.
Ne me ressortez pas la cassette que les milliardaires «méritent» leur argent. Il n’y a aucun argument possible pour justifier que 1 % de la population s’empare de 63 % de la richesse, comme le souligne Oxfam.
On ne me fera jamais croire qu’un PDG travaille 240 fois plus qu’une préposée aux bénéficiaires pour «justifier» son salaire 240 fois plus élevé. On ne me fera jamais croire que certaines personnes ont 240 fois plus d’idées de génie que d’autres.
Personne n’est aussi géniale que ça. Pas à ce point-là.
Ça existe des créateurs plus inventifs, des directrices plus visionnaires, des gestionnaires qui se distinguent par leur dynamisme, mais au point de «mériter» des milliards de dollars?
Sans équipe, ces personnes n’auraient pas ce succès. Personne ne réussit tout seul. Personne.
J’ai beau écrire la meilleure chronique du monde, elle ne rayonnera pas si je ne peux pas compter sur mes collègues qui font le travail d’édition, de mise en ligne et de diffusion, je n’aurais pas l’inspiration sans le travail de mes collègues sur le terrain, sans les études scientifiques, sans les idées des artistes, sans le public qui me lit et qui m’écrit.
Dans son rapport, Oxfam suggère de créer une taxe spécifique pour les multimillionnaires et les milliardaires. Un petit 5 % qui pourrait rapporter 1700 milliards de dollars. C’est dire à quel point ces personnes possèdent beaucoup d’argent.
Si vous me lisez assez souvent, vous savez déjà que je crois en l’importance de la répartition de la richesse et que la fiscalité est l’une des clés pour y arriver.
Surtout que depuis les années 1980, les impôts des plus riches ont énormément diminué. Pendant ce temps-là, la classe moyenne étouffe, les plus pauvres s’appauvrissent et les plus riches s’enrichissent.
Le ruissellement promis n’existe pas. L’argent ne découle pas vers le bas, il reste bien au chaud en haut.
Mais il n’y a pas que sur le terrain fiscal qu’il faut jouer.
À l’époque, Henry Ford, qui fut un des hommes les plus riches de son époque, trouvait ça indécent qu’un patron ou un entrepreneur fasse plus que 30 fois le salaire de ses employés.
Que penserait-il des PDG qui, en 2023, font en moyenne 243 fois le salaire moyen des travailleurs et travailleuses?
Juste pour donner une idée de ce que ça représente. C’est comme si un PDG gagnait 7 millions de dollars par année pendant que ses employés sont au salaire minimum. C’est juste indécent.
Doit-on légiférer? Doit-on imposer une limite? Le débat est légitime.
Par exemple, un PDG pourrait ne pas gagner plus que 50 fois le salaire moyen de son entreprise.
Je dis ça de même, juste pour donner une idée, je brainstorme à voix haute avec vous, mais j’aimerais bien voir ces milliardaires justifier leur salaire. Expliquer en quoi leur pacte envers leurs équipes de travail ou leur clientèle est juste, équitable.
Leurs libertés individuelles de faire de l’argent empiètent sur la liberté des autres de survivre ou d’avoir une vie digne.
Le pacte social qui permet à ces personnes de s’enrichir autant se fait au détriment des autres. Le pacte ne marche pas.
Tenez, un exemple. Juste pour ses «vacances», Elon Musk a loué un yacht dont le prix quotidien représente quatre mois de salaire minimum. Et malgré sa fortune, Elon Musk ne paie que 3,27 % d’impôt.
Bien sûr, les personnes les plus riches ont aussi beaucoup d’influence. Ce n’est pas un hasard si le pacte les avantage.
Malheureusement, un des plus gros freins à changer ce pacte, c’est que bien du monde aime se faire croire qu’il pourrait aussi profiter des failles du système, pour devenir, à leur tour, riche à ne plus savoir quoi faire de leur argent.
Ce qui n’arrivera probablement jamais. Sauf que cette illusion nous tire collectivement vers le bas. Laissant toute la place aux plus riches en haut.
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