Leur amitié dure depuis toujours. De leurs études universitaires dans les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Une amitié inébranlable. Malgré la vie qui les a menés vers de différents chemins, de différents lieux, de différents rêves, leur amitié est plus solide que toute autre chose sur cette Terre.
Ils sont cinq. En quittant l’université, il y a plus d’une quarantaine d’années, ils se sont jurés de se revoir au moins une fois par an. Et ils ont tenu promesse. Ils se rassemblent parfois chez Jacques, à Trois-Rivières, parfois chez Pierre, à Chicoutimi. Céline les a accueillis une dizaine de fois à Québec, et Lucie leur a ouvert la porte de sa résidence à Sherbrooke et de son chalet dans les Cantons-de-l’Est à sept ou huit occasions, elle ne les compte plus.
Alain, lui, a joué l’hôte à l’automne 2019, chez lui à Gatineau. Ce n’était pas la première fois que les cinq amis se rassemblaient en Outaouais, mais c’est la dernière fois qu’ils se sont vus, la dernière fois qu’ils se sont raconté leurs bons coups, leurs moins bons aussi. Ils ont recyclé leurs vieilles blagues et leurs vieilles anecdotes de leur jeunesse qui, chaque année, les font encore rire aux éclats. Ils se sont échangé des photos de leurs enfants, de leurs petits-enfants. Ils ont trinqué à leur amitié en se donnant rendez-vous en 2020, puis ils ont regagné leur vie en ayant déjà hâte à l’an prochain.
Mais la COVID-19 a chamboulé leurs plans. Pour la toute première fois, les « cinq amigos » ont dû tracer une croix sur leur rencontre annuelle. Même chose l’année suivante. Leur amitié qu’ils croyaient à toute épreuve avait été mise en veilleuse par un impitoyable virus.
Bien sûr, ils se sont écrit et ils se sont parlé durant ces deux années sans se voir. Mais un courriel, un texto ou un appel, ça n’a pas la chaleur d’une étreinte. Quand on est jeune retraité et âgé de la soixantaine, on ne veut pas revivre sa jeunesse et ses souvenirs sur un écran d’ordinateur. On veut les revivre en se regardant dans les yeux, les yeux du coeur.
Les cinq amis allaient-ils enfin se revoir en 2022 ? Alain n’y croyait plus. Jusqu’à ce qu’il reçoive un courriel de Lucie...
« Salut, les amis,
Presque trois ans sans se voir, c’est trop ! Avez-vous des plans pour le Nouvel An ? Si oui, annulez-les ! :-) Parce que je vous attends chez moi, en Estrie, au jour de l’An.
Vous ne pouvez décliner mon invitation, j’ai quelque chose à vous annoncer. Quelque chose qui ne se dit pas au téléphone, ni par courriel, et surtout pas sur Zoom. Je veux vous tenir dans mes bras lorsque je vous le dirai. Je veux que vous soyez là avec moi, mes chers amis.
Je vous attends le 31 décembre ou le 1er janvier. Je vous envoie les directions pour mon chalet dans un prochain courriel. Il y a de la place pour tous. Apportez seulement votre sourire, j’en ai besoin. On en a tous besoin.
Pierre, Céline, Jacques, Alain... je vous aime gros comme le ciel ! À bientôt.
— Lucie »
Alain est perplexe. Que veut-elle nous annoncer ? se demande-t-il. Lucie est-elle malade ?
« Je veux vous tenir dans mes bras lorsque je vous le dirai. Je veux que vous soyez là avec moi. » Il lit et relit ce passage. Il s’inquiète pour son amie. Mais ce sera peut-être une bonne nouvelle aussi, se dit-il en tentant de se convaincre, sans trop y croire.
Il n’y a qu’une façon de le savoir. Cap sur l’Estrie !
Mais comment s’y rendre ? Sa conjointe ne pourra se joindre à lui et elle aura besoin de la voiture pour aller souper avec son vieux père au jour de l’An. Alain sait que son épouse comprendra son absence, elle sait comment lui et ses amis sont proches et inséparables.
Prendre l’autobus pour Sherbrooke ? Peut-être. Le train ? Peut-être aussi. À moins que Sébastien n’ait pas de plans pour le jour de l’An…
DRRRING….
« Allô.
– Allô, Sébastien, c’est Papa.
– Comment ça va, Pa ?
– Ça va bien. Dis-moi, as-tu des plans pour la fin de l’année ?
– Non, pas vraiment. On sera chez vous à Noël, mais on va célébrer la nouvelle année tranquille avec les enfants.
– Que dirais-tu d’un petit voyage dans le coin de Sherbrooke, toi et moi ? (Alain explique à son fils la situation et lui relit le courriel de son amie Lucie.)
– Sherbrooke, hein ? C’est pas à la porte, Pa.
– Bof. Peut-être 350 km de Gatineau, tout au plus. Et c’est tellement un beau coin du Québec là-bas.
– Oui, je sais Pa. C’est super beau les Cantons-de-l’Est. Mais prendre la route en hiver ?
– Je pense que tous les autres ont déjà répondu à Lucie. Ils y seront probablement tous. Si tu ne peux pas, Sébastien, ce n’est pas grave. Je comprends. Je prendrai l’autobus, c’est tout.
– Non, non. Je vais y aller avec toi, Pa. Ça me fera plaisir. Mais tu comprendras que je ne passerai pas la soirée avec toi et tes amis. Je devrai me trouver une place à coucher.
– On sera là pendant 24 heures à peine. Je te paye la nuit à l’hôtel. Un hôtel cinq étoiles !
– (Rires). D’accord. Mais un quatre étoiles suffira.
– Merci, mon fils. T’es le meilleur. On accrochera notre chapelet à la corde à linge la veille de notre départ. Le Ciel nous donnera du beau temps.
– On accrochera notre quoi à la quoi... !?
– Laisse faire. (Rires). Embrasse mes petits-enfants pour moi. »
***
C’est réglé. Les cinq amis se reverront enfin chez Lucie, après tout ce temps sans se voir. Mais est-ce que ce sera la dernière fois ?
Alain a hâte... sans avoir hâte. Hâte de revoir la gang. Moins hâte d’entendre ce que Lucie leur annoncera.
Il n’écoutera pas les bulletins météo la veille de son départ. Il n’accrochera pas de chapelet non plus. Tempête ou non, rien ne changera. Il sera là.
Que la nouvelle de Lucie soit bonne ou non, il sera là. Pour elle. Pour eux.
C’est comme ça quand on s’aime gros comme le ciel. C’est comme ça, une amitié éternelle.