FINANCES DES INFLUENCEURS | Images éclatantes et zones grises

Les agences du revenu du Canada et du Québec ont dû créer des unités dédiées à «l’économie des plateformes».

Bien que les influenceurs partagent au quotidien des images claires et ensoleillées, leur fiscalité demeure faite de zones grises. Cette industrie génère tellement d’argent, en ce moment, que les agences du revenu du Canada et du Québec ont dû créer des unités dédiées à «l’économie des plateformes».


Au fédéral, l’équipe spécialisée a réalisé 318 vérifications durant l’année financière 2021-2022. Des ajustements ont été réclamés dans plus de 70% des cas. À la fin de l’été dernier, la nouvelle unité avait déjà permis de récupérer environ 4,2 millions $ en cotisations auprès des influenceurs sur les médias sociaux et des créateurs de contenu.

Durant cette période, Revenu Québec a procédé à 51 vérifications, mais une seule a débouché sur un nouvel avis de cotisation. Pour l’année fiscale en cours, l’équipe dédiée de Revenu Québec a ciblé 13 nouveaux dossiers pour vérification.

«Ces interventions ont généralement permis de sensibiliser la clientèle exerçant ce type d’activité sur ses obligations fiscales», explique sa porte-parole Mylène Gagnon, ajoutant que «d’autres vérifications relativement à cette clientèle peuvent avoir été réalisées lors des activités régulières de vérification».

Élisabeth Rioux

Début novembre, Élisabeth Rioux a accepté de parler de son statut aux Coops de l’information. De ses deux statuts, en fait. Si elle est surtout connue comme influenceuse, Mme Rioux dit tirer la grande majorité de ses revenus de sa compagnie de vêtement de plage Hoaka Swimwear. Suivie par 1,5 million de personnes sur Instagram, elle y fait la promotion de ses nouvelles lignes de maillots de bain et de vêtements estivaux, qu’elle vend depuis son siège social de Blainville.

Élisabeth Rioux est suivie par 1,5 million de personnes sur Instagram

Au Québec, Élisabeth Rioux s’est fait connaître comme influenceuse «classique» sur Instagram, il y a une dizaine d’années, en faisant la promotion de produits divers. Elle a déjà déclaré être payée 25 000$ pour une publication «commanditée». Aujourd’hui, elle se sert de son statut et de sa popularité pour promouvoir ses propres produits. «Mon salaire, maintenant, c’est plus Hoaka que l’influence», dit-elle.

La femme d’affaires dans la mi-vingtaine a un numéro de compagnie pour son chapeau d’influenceuse, et un autre pour celui de copropriétaire d’entreprise. «Au début [comme influenceuse], il y a neuf ans, c’était compliqué, dit-elle. Il fallait trouver un comptable. Même pour eux, c’était compliqué. Il y avait beaucoup de zones grises.» 

Aujourd’hui, poursuit-elle, un bon comptable va trouver ce qui doit être fait sur le plan fiscal, à condition de conserver sa paperasse. «Si, la première année, t’as une petite job et tu passes de 30 000$ à 150 000$ avec ton nouveau salaire, et si tu ne gardes pas tes papiers, t’es dans la m... Ça arrive à plein de monde au début, comme dans n’importe quoi. Dans toute nouvelle industrie, c’est comme ça.»

Elisabeth Rioux est copropriétaire de la compagnie de vêtements de plage Hoaka Swimwear.

Compte PayPal

Au cours des derniers mois, Les Coops de l’information ont pu constater combien il est repoussant, pour bien des influenceurs, de «parler chiffres» en public.

Deux autres artisans de cette nouvelle économie de plateforme ont accepté de parler sous le couvert de l’anonymat. L’un d’eux tire des revenus modestes avec des sujets «geeks», tandis que l’autre travaille de près avec des influenceurs pour le compte d’une firme spécialisée dans l’événementiel et le marketing.

Travailleur «ordinaire» le jour, Kevin (nom fictif) attire quelques milliers d’internautes le soir et la fin de semaine, lorsqu’il joue à des jeux vidéo en ligne, ou propose à ses abonnés un sujet de discussion en direct sur la plateforme Twitch.

L’une de ses sources de revenus provient directement de ses membres, qui transfèrent, à leur discrétion, une somme d’argent dans son compte PayPal. «Je crois que c’est ça, la zone grise», dit-il. Comment le fisc peut savoir si un virement de 20$ provient d’une vente bric-à-brac ou d’un auditeur? Dans le premier cas, le même 20$ n’est pas imposable, alors que c’est tout le contraire dans le deuxième.»

Questionnée sur les virements faits par des systèmes comme PayPal, Élisabeth Rioux souligne que «beaucoup de monde ne comprend pas que Revenu Québec peut revenir sept ans en arrière».

L’influenceuse reconnaît qu’elle a dû faire quelques «ajustements» ces dernières années, à la demande du fisc. «Ça arrive que Revenu Québec vienne me voir de temps en temps, mais chaque fois, on me demande des papiers très précis et on leur donne. On fait les ajustements. C’est important de faire les choses normalement, de façon correcte. Sinon, tu vas te faire rattraper.»

Les influenceurs sont dans la mire du fisc, tant au provincial qu'au fédéral.

Une autre source, proche de l’industrie du marketing de l’influence de la région d’Ottawa-Gatineau, souligne que les entreprises retenant les services d’influenceurs sont généralement responsables et s’assurent que toutes les parties impliquées paient leurs impôts.

«On donne tous les relevés et les factures aux influenceurs qui travaillent avec nous, dit-elle. La plupart se protègent, car ils ne veulent pas se faire prendre par le fisc, mais c’est certain qu’il existe [des influenceurs] qui ne respectent pas les règles. Le gouvernement n’est pas au courant de tout ce qui se fait sur le Web, comme les publications éphémères. Une autre zone grise est celle des cadeaux offerts par des entreprises dans l’espoir d’avoir de la visibilité. Si tu ne dis pas que c’est un cadeau et qu’en fait, c’est de la promotion, c’est aussi une zone grise.»

Enquêtes du fisc

Fiscaliste CPA pour la firme PricewatherhouseCoopers (PwC), Jean-François Thuot rappelle que les influenceurs sont considérés comme des travailleurs autonomes aux yeux des agences du revenu. «Dans une vérification fiscale, le fisc peut [vérifier] dans les comptes pour voir s’il y a des revenus dans PayPal. Revenu Québec a un pouvoir de vérification. […] Il n’y a pas d’ambiguïté», explique-t-il.

Revenu Québec précise que les grandes plateformes comme YouTube, Twitch, TikTok et Instagram fournissent aux influenceurs des relevés 1 du fédéral, l’équivalent d’un T4 au Québec. 

«Toutefois, précise Claude-Olivier Fagnant, de Revenu Québec, les revenus générés par les influenceurs Web sont généralement des revenus de travailleurs autonomes. Ainsi, les influenceurs Web ne reçoivent pas de relevés 1, mais ont l’obligation de déclarer les revenus générés par ce type d’activités (influenceur Web, blogueur ou de toute autre personne tirant des revenus de sa présence sur le Web).»

L’une des tâches de la nouvelle unité dédiée de l’Agence du revenu du Canada consiste à identifier «des lacunes potentielles dans les politiques et dans le cadre législatif». L’Agence dit collaborer avec les intervenants de l’économie des plateformes, le gouvernement et des partenaires internationaux, sans toutefois identifier plus précisément ces derniers.

Ni Québec ni Ottawa ne dispose de données sur le nombre de personnes déclarant être influenceurs ou créateurs de contenus. L’agence fédérale découpe l’économie de plateformes en quatre catégories: les influenceurs sur les médias sociaux, l’économie du partage, l’économie à la demande et la vente de pair à pair.

Les paradis fiscaux

Professeur à l’Université de Moncton et auteur des livres Paradis fiscaux: la filière canadienne et Une escroquerie légalisée, Alain Deneault rappelle que les systèmes de paiement international tels que PayPal peuvent favoriser le transfert d’argent vers les paradis fiscaux.

«Dans l’économie numérique, on a Amazon, dont le tiroir-caisse est aux Bermudes, et c’est sans doute légal. Politiquement, par contre, c’est inacceptable.»

Alain Deneault est professeur à l’Université de Moncton.

Dans le grand marché des «super influenceurs» qui brassent des millions, Dubai représente selon lui une «zone franche», poursuit-il, sans parler d’un cas précis.

«Si vous brassez dans les six, sept ou huit chiffres comme influenceur, vous trouverez sûrement un spécialiste qui vous dira comment s’ouvrir une société à Dubai ou dans un autre paradis fiscal. Dubai est un paradis fiscal pour les influenceurs. Chaque législateur a sa spécificité. L’un fait dans le pétrole, un autre les ressources minières, ou encore les influenceurs.»

Selon l’auteur, le politique «fait semblant» de lutter contre le phénomène. «Ils disent: ‘on a plus de vérificateurs au fisc’. Oui, mais ça sert à quoi ? Ça ajoute du monde qui dira que tout est beau. Même certains de nos politiciens se sont tournés vers des paradis fiscaux. On l’a bien vu dans documents tirés de ‘Leaks, tels que les Panama Papers, les Pandoras Papers, les Bahamas Leaks, ou les LuxLeaks», énumère-t-il.