Chronique|

La police et les élus

Justin Trudeau

CHRONIQUE / C’est ce qu’on pourrait appeler la cerise sur le sundae*. Justin Trudeau sera vendredi matin le dernier témoin entendu par la Commission Rouleau, qui doit notamment déterminer si le convoi des camionneurs posait une menace suffisante pour justifier l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence.


Considérant que deux Canadiens sur trois avaient appuyé l’usage de la Loi cet hiver, le premier ministre et son gouvernement ne sortiront probablement pas amochés de l’exercice. Celui-ci aura néanmoins permis d’amorcer une réflexion nécessaire sur le rapport entre la police et les élus.

Il est rare que des premiers ministres en exercice témoignent devant des commissions d’enquête. Le premier à l’avoir fait dans l’histoire moderne est Pierre Elliott Trudeau, en 1980, à la commission McDonald portant sur les agissements secrets de la GRC. Son témoignage avait toutefois été livré à huis clos. Paul Martin a comparu à la commission Gomery sur le scandale des commandites, comme l’avait fait son prédécesseur Jean Chrétien, qui n’était alors plus en poste. Idem pour Brian Mulroney qui n’était plus en politique active lors de son passage en 2009 à la commission Oliphant portant sur des allégations de corruption le visant.



Les témoignages entendus à la Commission Rouleau ont varié grandement.

La commissaire de la GRC, Brenda Lucki

D’un côté, la Police provinciale de l’Ontario et la commissaire de la GRC, Brenda Lucki, ont affirmé qu’ils n’avaient pas pensé que la Loi sur les mesures d’urgence était nécessaire puisque les outils policiers n’avaient pas tous été épuisés. Des documents ont toutefois révélé que Mme Lucki n’avait pas informé le cabinet — alors qu’il s’apprêtait à invoquer la Loi — qu’un plan policier pour déloger les occupants avait été échafaudé. Cette omission a d’ailleurs valu à Mme Lucki une critique acerbe de la part de la conseillère à la sécurité nationale du premier ministre, Jody Thomas. «S’il existe une information centrale, elle doit être partagée, que vous figuriez sur la liste de prise de parole ou pas», a-t-elle lancé.

De l’autre côté, Jody Thomas a dit avoir recommandé à Justin Trudeau d’invoquer la Loi, tout comme le patron du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), David Vigneault. La logique du SCRS a été difficile à suivre. Le SCRS a estimé que la situation ne constituait pas une «menace à la sécurité nationale», mais il a quand même recommandé l’usage de la Loi qui doit être justifiée… par la présence d’une «menace à la sécurité nationale».

Il faut dire que la définition de «menace» trahit son âge. Rédigée en 1985, on y parle d’espionnage, de sabotage, d’activités de déstabilisation venant de l’étranger, d’activités violentes à visée idéologique ou encore d’activités visant à saper le régime politique. Il y a de forts relents de Guerre froide. Les menaces d’aujourd’hui sont plus complexes et souvent intérieures.



La conseillère à la sécurité nationale du premier ministre, Jody Thomas

La conseillère Thomas a d’ailleurs suggéré à la Commission Rouleau que cette définition soit actualisée. Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, mais il faudra prendre garde qu’en se dotant d’une définition plus souple pour faire face à toutes les éventualités, on n’ouvre pas la porte à l’arbitraire politique.

Indépendance de la police

Il devient de plus en plus clair que le gouvernement fédéral a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence pour signifier son exaspération aux forces policières. Il ne disposait pas vraiment d’autres moyens de le faire, car dans notre système démocratique, le principe de l’indépendance de la police est sacro-saint. Les politiciens ne peuvent pas dicter aux policiers où, quand et contre qui intervenir. Rappelez-vous la controverse créée en 1997, au sommet de l’APEC à Vancouver, quand la GRC avait dispersé à grands coups de poivre de cayenne les manifestants qui dénonçaient la présence du président indonésien Suharto. Une commission avait blâmé le bureau de Jean Chrétien pour avoir fait pression sur la police pour qu’elle assure la sécurité et la quiétude des hôtes étrangers.

C’est pour cette raison que la Commission Rouleau s’est étonnée, mercredi, de textos envoyés par le ministre de la Justice, David Lametti. Dans l’un d’eux, M. Lametti demande à son homologue ontarien de faire pression sur la ministre responsable de la police pour que celle-ci intervienne à Ottawa et à Windsor. Dans un autre texto, M. Lametti dit au ministre fédéral de la Sécurité publique, Marco Mendicino: «Tu dois faire en sorte que la police bouge. Et les Forces armées canadiennes si nécessaire.»

Le ministre de la Justice a-t-il enfreint le principe d’indépendance policière? Il s’en est défendu. M. Lametti a soutenu que ce principe n’est pas aussi «blanc ou noir» qu’il n’y paraît. Il en veut pour preuve les conclusions de l’enquête d’Ipperwash publiées en 2006.

Le ministre de la Justice, David Lametti

Ipperwash fut cette occupation autochtone survenue en 1995 dans un parc ontarien du même nom et s’étant soldée par la mort d’un manifestant après l’assaut de la police. Le gouvernement ontarien avait demandé à la police de dégager les manifestants en 24 heures. Le juge chargé de se pencher sur ces événements a conclu qu’«il est nécessaire de moderniser le concept ou la doctrine de l’indépendance de la police à la lumière de l’évolution des attentes au chapitre de la coopération entre le gouvernement et la police dans une démocratie moderne. […] Les dichotomies apparemment simples et compréhensibles entre, d’une part, la police et le gouvernement et, d’autre part, les politiques et les opérations, ne sont plus en soi suffisantes pour guider les responsables de l’élaboration des politiques et le processus décisionnel des deux parties.»

Dans la tête du ministre Lametti, la police doit demeurer souveraine de ses choix opérationnels, mais le politique doit pouvoir indiquer certaines orientations générales quant aux résultats attendus.



Les échanges (de textos ou autres) entre nos dirigeants que la Commission Rouleau a divulgués a donné à voir des politiciens sidérés de ne pouvoir d’aucune manière inviter la police à intervenir. Cette même impuissance avait d’ailleurs été constatée deux ans auparavant lors des barrages ferroviaires autochtones.

Lorsqu’en plus les nombreux corps policiers impliqués ne s’entendent pas, comme cela semble avoir été le cas pendant le convoi, on se retrouve devant un immobilisme qui frustre les citoyens. On comprend que la classe politique, qui a des comptes à rendre à la population, se sente interpelée.

Peut-être est-il temps d’ajouter quelques tons de gris au concept d’indépendance policière. Car si les politiciens se sentent impuissants devant de futures impasses similaires, il sera tentant pour eux de recourir au seul instrument à leur disposition, le bazooka des mesures d’urgence.

*Pour faire plus français, on pourrait parler de point d’orgue, mais au vu du peu d’importance accordée à la langue de Molière pendant les travaux, ce ne sera pas nécessaire.