Chronique|

Le mûrissement du fruit

La ministre des Finances Chrystia Freeland et le premier ministre Justin Trudeau

CHRONIQUE / Il était déjà sur les lèvres d’à peu près tous les économistes. Et jeudi, il s’est déposé officiellement sur celles du ministère de Chrystia Freeland. Le gros mot. Le mot en «R». «Récession». Oui, elle s’en vient, reconnaît Ottawa. Ce qui n’est pas pour autant une raison d’appliquer les freins, semble-t-il. Le gouvernement de Justin Trudeau continuera de dépenser, avec l’assentiment de son partenaire néodémocrate. Sans surprise, l’élection ne sera donc pas pour demain. Mais cela pourrait au final faire l’affaire du conservateur Pierre Poilievre.


La mise à jour économique présentée par la ministre des Finances confirme ce que l’on savait déjà, à savoir que l’inflation fait peut-être mal aux consommateurs, mais elle permet à l’État d’engranger de plus copieux revenus. Ce sont presque 30 milliards de dollars imprévus qui aboutiront dans les coffres fédéraux cette année (+7%) et 20 milliards l’année prochaine (+4%). Mais le déficit prévu ne diminuera pas d’autant. Car Mme Freeland et ses collègues libéraux démontrent une fois de plus leur incapacité chronique à appliquer les freins.

Ainsi, Ottawa engloutit dans de nouvelles dépenses 45% des revenus excédentaires de cette année et 51% de ceux de l’an prochain. Certaines de ces nouvelles dépenses étaient déjà connues, car elles avaient été annoncées en cours d’année, comme l’assurance dentaire pour les enfants, le doublement du crédit de TPS pour les moins fortunés et l’aide ponctuelle au logement. Mais d’autres sont tout à fait nouvelles, comme l’élimination permanente des intérêts sur les prêts étudiants (Québec, qui gère son propre programme, recevra sa part du demi-milliard) ou encore un crédit d’impôt sur les investissements dans les technologies propres qui coûtera environ un milliard par an.



Certaines des nouvelles dépenses font sourciller. Prenez par exemple l’Allocation canadienne pour les travailleurs. Cette très bonne mesure fiscale verse chaque année un montant significatif aux gagne-petit afin de les encourager à demeurer sur le marché du travail. Ce montant leur est versé au printemps, une fois leur déclaration de revenus complétée et leur bas salaire confirmé. Ottawa annonce dans sa mise à jour économique qu’il versera désormais de manière anticipée cette allocation à trois reprises pendant l’année. Le hic? Comme Ottawa ne saura pas à ces moments quels sont les revenus réels des travailleurs, il se basera sur leurs revenus de l’année précédente pour établir leur admissibilité. Et si le contribuable a entre-temps changé d’emploi ou amélioré ses conditions de telle sorte qu’il ne se qualifie plus? Ce sera son jour de chance: il n’aura rien à rembourser!

Ce faisant, Ottawa érige en système une profonde inégalité. Le travailleur célibataire A qui gagne 35 000$ ne recevra pas l’Allocation tandis que le travailleur célibataire B qui gagne exactement la même chose, mais qui gagnait seulement 30 000$ l’année précédente en recevra. Anecdotique, dites-vous? Pas du tout. Ottawa prévoit que ce versement anticipé lui coûtera environ 800 millions de dollars de plus par année. Autrement dit, il versera en toute connaissance de cause 800 millions à des gens qui n’y auront pas droit.

L’autre nuage à l’horizon concerne ce crédit d’impôt de 30% sur les investissements dans les énergies propres, notamment la construction de petites centrales hydroélectriques. François Legault a dit en campagne électorale qu’il veut qu’Hydro-Québec se lance dans la construction de nouveaux barrages. Or, Ottawa indique que la société d’État québécoise ne se qualifiera pas à son nouveau programme. «Ce n’est pas pour de grands barrages tels que ceux construits par Hydro-Québec», a indiqué pendant une séance d’information un haut fonctionnaire qui ne peut être identifié. «La cible est d’appuyer le développement de systèmes plus petits.»

Ce haut fonctionnaire a dit ne pas s’attendre à une confrontation avec Québec. Ne pariez pas un pot de yogourt grec là-dessus! Québec se plaint depuis longtemps qu’ayant été avant-gardiste, il est pénalisé chaque fois qu’Ottawa finance le développement énergétique des autres provinces.



Endettement continu

Le gouvernement libéral continue de soutenir qu’il fait preuve de prudence fiscale. C’est une question d’optique. Vrai, les déficits prévus sont moins élevés que ceux précédemment annoncés, mais ils demeurent substantiels: -36 milliards de dollars cette année, -31 milliards l’an prochain, -25 milliards en 2024-25, dernière année prévue de l’actuel mandat libéral. Résultat: la dette canadienne continuera de s’alourdir. Elle s’élevait à 634 milliards de dollars lorsque les libéraux ont pris le pouvoir en 2015. Elle sera de 1177 milliards cette année et de 1233 milliards en 2024-25. Le double. Et encore. C’est seulement si le scénario le plus pessimiste ne se réalise pas.

En effet, le ministère des Finances a indiqué qu’il s’attendait à ce qu’une récession frappe le pays, récession qualifiée de «relativement superficielle et de courte durée», soit de trois trimestres ou environ neuf mois. Ottawa s’attend à ce que le PIB du Canada diminue de 1,6% et que le taux de chômage augmente à 6,9%. À titre de comparaison, lors de la crise économique de 2008, le PIB avait chuté de 4,4% et le chômage avait bondi à 8,6%. Il s’établit ces jours-ci à 5,2%. Si le scénario «pessimiste» prévu par Ottawa se matérialise, alors les déficits seront plus volumineux que ce qui avait été prévu dans le dernier budget, pas moins.

En résumé, Ottawa voit la récession poindre à l’horizon, mais au lieu de se constituer un coussin pour affronter la tempête, il le dilapide à moitié et s’en remettra à sa bonne vieille carte de crédit pour faire le reste.

Cet endettement est systématiquement présenté par Mme Freeland comme étant soutenable. De fait, il diminue tranquillement, mais sûrement par rapport à la taille de l’économie (PIB). Mais n’en demeure pas moins que cet endettement toujours plus gros en chiffres absolus coûte cher. L’an dernier, les frais d’intérêts payés par le Canada sur sa dette se sont élevés à 24,5 milliards de dollars. Hausse des taux d’intérêt oblige, ils bondiront à 34,7 milliards cette année et à 43,3 milliards l’an prochain, niveau auquel ils devraient demeurer pendant cinq ans au moins. On parle de presque 20 milliards de plus par année. À titre de comparaison, la Défense nationale nous coûte 24 milliards annuellement. Le Canada se payera donc une deuxième armée chaque année, mais sans ajouter un seul soldat ou avion de chasse à son arsenal. C’est le prix à payer pour vivre à crédit.

Malgré tout, les libéraux n’ont pas à s’inquiéter. Leur partenaire néodémocrate les appuiera, ce qui assure le passage en Chambre de ces mesures. La chose était tellement convenue que le chef Jagmeet Singh, qui avait un avion à prendre, n’était même pas certain de faire une déclaration après l’énoncé de la ministre. (Il a finalement eu le temps de le faire.) D’ordinaire, en situation minoritaire, le positionnement de chaque chef de l’opposition est si capital que les médias boivent leurs paroles. M. Singh avait reconnu mardi qu’il n’avait posé aucune condition à son appui et qu’il s’accommoderait de ce qui serait annoncé, quitte à mettre de la pression pour faire des gains plus tard.

Pierre Poilievre

Et les conservateurs dans tout ça? Ils ont perdu tout rapport de force, mais cela ne veut pas dire que Pierre Poilievre ne se frotte pas quand même les mains. Avez-vous remarqué qu’il n’a fait aucune sortie publique et aucune annonce de politique d’importance depuis qu’il est devenu chef? Lui et ses troupes répètent plutôt en boucle cette étrange ligne que les libéraux vont «tripler, tripler, tripler» la taxe sur le carbone. Si cette formule hoqueteuse est loin de frapper autant l’imaginaire que la «Justinflation», elle a l’avantage de laisser les journalistes si pantois qu’ils en oublient les déclarations passées de M. Poilievre sur les bitcoins et la Banque du Canada. C’est une façon comme une autre de remettre les compteurs à zéro.

En fait, Pierre Poilievre attend sagement son heure. Les conservateurs semblent penser que l'inflation galopante, la hausse fulgurante des taux d'intérêt et l'endettement chronique vont avoir raison de Justin Trudeau sans qu'ils n'aient à lever le petit doigt. Le temps fera son œuvre et plus Jagmeet Singh retardera la chute des libéraux, plus Pierre Poilievre sera convaincu qu'il n'aura qu'à se pencher pour récolter le fruit mûr.