Chronique|

La revanche par l’Histoire

Le Canada a rapatrié deux femmes du camp de détention al-Roj, en Syrie.

CHRONIQUE / On s’en souvient tous, de ces «impies» décapités en direct. De ces malheureux brûlés vifs dans des cages. De ces homosexuels défenestrés. Les exactions sans nom commises par l’État islamique (EI) souillaient de sang nos bulletins de nouvelles quotidiens. Soyons honnêtes: il est ardu d’avoir de l’empathie pour les Canadiens partis volontairement appuyer ces barbares et qui implorent aujourd’hui Ottawa de les rapatrier parce qu’ils souffrent de leurs mauvaises conditions de détention. La tentation est grande de les laisser croupir dans les camps malfamés de Syrie en guise de pénitence. Mais notre devoir envers l’Histoire nous oblige à changer d’approche.


Mercredi, le Canada a rapatrié deux femmes, Kimberly Polman et Oumaimi Chouay, et les deux enfants de cette dernière. Mme Chouay a immédiatement été arrêtée et fait l’objet de quatre chefs d’accusation criminels, dont ceux d’avoir quitté le Canada pour prendre part à des activités d’un groupe terroriste et d’avoir fourni des biens ou des services à des fins terroristes. Mme Chouay, 27 ans, avait quitté le Canada en 2014 pour aller se marier avec un combattant de l’EI rencontré sur Internet. Elle a été capturée trois ans plus tard et moisissait dans un camp kurde depuis. Elle a conçu ses deux enfants pendant son séjour outre-mer.

Kimberley Polman, qui souffre d’hépatite, était aussi partie pour se marier avec un combattant, en 2015. Elle n’a pour sa part pas été accusée à son retour, mais la GRC tente d’obtenir contre elle un «engagement de ne pas troubler l’ordre public lié au terrorisme». Cet outil, qui fait partie de l’arsenal dont Ottawa s’est doté dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, permet pour une durée maximale de cinq ans d’imposer des conditions à un individu, comme lui retirer son passeport ou encore l’obliger à demeurer dans une région donnée. Cela permet de contrôler un individu qu’on soupçonne d’affinités terroristes sans pouvoir le prouver.



Les rapatriements de cette semaine portent à sept le nombre de Canadiens ayant été ramenés des camps de Syrie par Ottawa. En octobre 2020, la petite orpheline Amira avait été la première. Malgré son très jeune âge et sa non-responsabilité dans les événements, elle avait mis le gouvernement libéral dans un tel embarras que Justin Trudeau avait juré qu’il n’avait pas l’intention de récidiver. Quelques mois plus tard pourtant, une autre petite fille était rapatriée. Sa mère avait suivi à l’automne 2021, faisant d’elle la première adulte rapatriée par le Canada. Elle aussi a fait l’objet d’une demande d’engagement terroriste, mais un interdit de publication empêche de savoir s’il a été accordé.

Il resterait une quarantaine de Canadiens dans les camps kurdes. Si les retours sont rares (15% du total), c’est parce que le Canada s’est doté en 2021 d’une politique interne limitant les rapatriements exceptionnels aux enfants non accompagnés et aux citoyens ayant de graves problèmes de santé. Cette politique a codifié, puis justifié, l’inaction fédérale. Les autorités kurdes demandent depuis des années aux 57 pays ayant encore des ressortissants dans leurs camps qu’ils les rapatrient. En France, un total de 132 personnes ont été ramenées à date. Il resterait environ 300 femmes et enfants français là-bas. L’Allemagne en a ramené 103. L’Australie prépare cet automne le retour de 60 femmes et enfants. Les États-Unis se vantent pour leur part d’avoir rapatrié 27 personnes, soit la totalité de celles contre qui des accusations peuvent être portées. C’est là que le bât blesse.

Les pays occidentaux n’ayant pas toujours accès à la preuve nécessaire pour faire condamner leurs ressortissants à leur retour, ils craignent qu’un rapatriement équivaille à une libération. D’ailleurs, toutes les femmes parties là-bas ne disent-elles pas maintenant qu’elles voulaient seulement faire de l’aide humanitaire? L’ONU a pourtant mis en place une équipe, l’UNITAD, dont l’objectif est justement d’accumuler de la preuve sur le terrain. C’est en partie grâce à cette preuve que l’Allemagne a pu condamner un combattant en novembre 2021, une première mondiale à ce moment.

Si l’Occident ne traduit pas en justice les responsables de ce sombre chapitre de l’histoire humaine, comment arriverons-nous à documenter ce qui s’est produit? Ne sommes-nous pas curieux de découvrir qui, caché derrière un foulard noir, a tenu le sabre qui a tranché des têtes? Qui a verrouillé la cage où a brûlé ce pauvre pilote jordanien? Qui a poussé dans le dos de ces hommes qui aimaient d’autres hommes? Nous contenterons-nous vraiment d’un vague verdict de culpabilité collective envers la nébuleuse EI? En Irak, des procès sont tenus contre les combattants, mais ceux-ci sont dénoncés, car ils se tiennent sans témoin et avec un minimum de preuve. Les accusés sont presque systématiquement condamnés à mort. C’est peut-être satisfaisant pour certains, mais ce n’est pas éclairant.



Au Canada, il existe une loi permettant de poursuivre ici des gens pour des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre perpétrés à l’étranger. Mais ces procès coûtent très cher. Par exemple, celui de Désiré Munyaneza, reconnu coupable en 2009 de participation au génocide rwandais, avait coûté plusieurs millions de dollars. Or, le budget consacré à ces poursuites, et tout le programme politique qui vient avec, est plafonné à 15,6 millions $ par année.

Le sujet est politiquement explosif pour le gouvernement de Justin Trudeau. Lui qui est déjà constamment accusé par les conservateurs d’être «soft on crime» ne veut pas passer pour un apologiste de l’État islamique. Alors laisser ces gens de l’autre côté de l’océan est la solution la plus pratique, la plus économique et la plus payante sur le plan politique. Mais c’est aussi la meilleure façon d’entretenir un brouillard sur l’Histoire qui ne rend pas justice aux victimes.