80 jeunes médecins décédés à cause des vaccins, vraiment?

On a ici affaire à une liste qui prétend faire l’inventaire des «jeunes médecins» qui sont morts à cause des vaccins, mais qui en réalité inclut bien des gens qui n’étaient plus jeunes du tout et/ou dont le décès ne peut, selon toute vraisemblance, absolument pas être attribué aux vaccins.

L’affirmation: «Est-il véridique que les vaccins anti-COVID auraient causé la mort subite de 80 jeunes médecins au Canada?», demande Louise Auclair, de Hearst.


Les faits

À l’origine, cette rumeur remonte en septembre, quand un médecin albertain, Dr William Makis, a écrit une lettre ouverte pour signaler à l’Association médicale canadienne (AMC) le décès «subit et inattendu» de 32 jeunes médecins depuis le début de la campagne de vaccination contre la COVID-19. Il a récidivé ce mois-ci avec une «mise à jour» qui porte à 80 le nombre de «jeunes» médecins canadiens dont Dr Makis impute la mort aux vaccins contre la COVID.

De ce que j’ai pu voir, les 80 docteurs en question sont tous bel et bien décédés. Mais comme il arrive souvent dans ce genre de dossier, les faits et le sens qu’on leur donne sont deux choses très différentes.

D’abord, Dr Makis semble avoir retenu une définition assez particulière de «jeune», puisque sa liste comprend des gens qui avaient jusqu’à 69 ans à leur décès. En fait, la moitié de ceux qu’il a comptés (39 sur 80) avaient entre 55 et 70 ans. C’est un âge où, si l’on ne s’attend certainement pas à mourir de nos jours, les taux de mortalité n’en sont pas moins beaucoup plus élevés que chez les «vrais» jeunes et où la mort devient nettement moins anormale que, disons, en bas de 40 ou 50 ans. Ce choix méthodologique vient donc gonfler artificiellement le chiffre de «80 jeunes médecins morts».

N’empêche, me dira-t-on, cela laisse tout de même l’autre moitié qui, eux, étaient vraiment très, très jeunes pour mourir — et c’est tout à fait vrai. Sauf que voilà, Dr Makis ne semble avoir été très discriminant sur la cause de ces décès, car il en a inclus plusieurs qui n’avaient de toute évidence absolument rien à voir avec la vaccination. En voici quelques exemples.

› Dr Michael Proulx, 30 ans, est décédé à Chicoutimi en février 2021 des suites d’un «cancer soudain et agressif», décrit la lettre de Dr Makis pour suggérer que la vaccination (rendue disponible aux travailleurs de la santé quelques semaines avant) pourrait être en cause. Le hic, cependant, c’est que cela ne cadre pas, mais alors là pas du tout, avec le récit de sa maladie qu’a fait sa conjointe lors d’une entrevue, quelques mois plus tard. Ses premiers symptômes (perte de poids) sont apparus dès le printemps 2020, soit plusieurs mois avant qu’il ait pu être vacciné. Les soupçons de cancer ont poussé un collègue à lui suggérer dès décembre 2020 de passer une biopsie aux poumons, alors que les premières doses de vaccin au Québec ont été administrées le 14 de ce mois-là à des résidents de CHSLD. Il est impossible que le cancer de Dr Proulx ait été causé par un vaccin anti-COVID.

› La lettre du Dr Makis décrit le décès du Dr Kris Jardon, 51 ans, de Montréal, comme une «mort inattendue» — ce qui n’est pas faux, compte tenu de son âge et de sa forme physique. Mais c’est une tumeur qui l’emporté, lit-on sur le site de la Fondation du cancer des Cèdres, dans laquelle Dr Jardon était impliqué. Il est mort le 15 janvier 2021, à peine 3-4 semaines après le début de la campagne de vaccination, ce qui rend extrêmement improbable l’idée d’un lien entre les deux événements, les cancers prenant généralement beaucoup plus de temps que cela avant de tuer.

›Nelia Scheeres, une étudiante en médecine de 24 ans originaire de l’Ontario, est morte en août 2021 dans… un accident de voiture. Le texte du Dr Makis tente (ou semble tenter) de lier son trépas aux vaccins en mentionnant qu’elle fut la seule personne impliquée dans l’accident à mourir, mais les récits qui ont été faits de la collision mentionnent que sa voiture a percuté un camion, donc un véhicule plus gros et plus lourd que le sien — ce qui est une explication autrement plus vraisemblable que le vaccin.

› Dr Richard Cartier est décédé l’été dernier sur les pentes du K2, dans l’Himalaya, alors qu’il redescendait lors d’une ronde d’acclimatation. L’homme avait 61 ans, mais était décrit comme un athlète et un grimpeur chevronné. Cependant, le fait qu’un autre alpiniste qui l’accompagnait soit décédé en même temps que lui indique que les circonstances particulières prévalant à ce moment-là (grande fatigue, peut-être le froid, etc.) sont une explication beaucoup plus plausible que le vaccin.

D’autres exercices de vérification factuelle ont trouvé dans cette liste des cas de décès dont les causes n’avaient manifestement rien à voir avec les vaccins anti-COVID.

Bref, on a ici affaire à une liste qui prétend faire l’inventaire des «jeunes médecins» qui sont morts à cause des vaccins, mais qui en réalité inclut bien des gens qui n’étaient plus jeunes du tout et/ou dont le décès ne peut, selon toute vraisemblance, absolument pas être attribué aux vaccins. Pour tout dire, la cause de la mort semble inconnue ou pas claire dans la plupart des cas et le seul fait qu’elle soit survenue dans les semaines ou mois suivant une dose ne signifie pas que les vaccins sont en cause.

En outre, si le nombre de 80 peut a priori sembler impressionnant, il n’a rien d’anormal en lui-même. Il y a autour de 85 à 90 000 médecins qui pratiquent au Canada, d’après des chiffres de l’AMC, alors il y en a forcément toujours un certain nombre qui décèdent chaque année, et l’enquête de Dr Makis n’a pas prouvé que la vaccination anti-COVID en a accéléré le rythme. Dr Makis a en effet compté 8 trépas chez les médecins canadiens de moins de 40 ans cette année, en date du 11 octobre — donc disons 10 morts sur une année complète. Les données de l’AMC montrent qu’il y avait environ 17 000 docteurs dans cette tranche d’âge en 2019, et Statistique Canada indique qu’entre 25 et 40 ans (je présume ici que pratiquement personne ne devient médecin avant 25 ans), la mortalité survient au rythme d’environ 0,8 décès par 1000 personnes et par année. Sur notre bassin de 17 000 docteurs de moins de 40 ans, cela devrait nous donner autour de 13-14 morts par année (en présumant un nombre constant de toubibs depuis 2019), soit plus que le rythme de 10 qu’a trouvé Dr Makis pour 2022.

Ce petit calcul, je le souligne, n’a rien de scientifique. On s’attend à ce que les médecins aient un taux de mortalité en dessous de la moyenne nationale parce qu’ils ont toutes sortes de caractéristiques (instruction, revenu, habitudes de vie, etc.) qui sont associées à une mortalité moindre, et donc on ne devrait pas le comparer à la mortalité générale. Mais je présente ces chiffres simplement pour donner des ordres de grandeur, afin de montrer que contrairement à ce qu’il affirme, Dr Makis n’a pas prouvé une mortalité anormalement élevée chez les médecins.

Peut-être trouvera-t-il éventuellement de nouveaux cas en continuant de fouiller, suffisamment pour se constituer une meilleure preuve. Mais pour l’heure, il n’en a pas. Tout ce qu’il fait est de comparer les décès qu’il a trouvés pour 2019 et 2020 à ceux de 2021 et 2022, mais la tendance à la hausse qu’il dit y voir n’est pas aussi évidente qu’il l’affirme, ses nombres (en valeur absolue) sont extrêmement petits, on n’a aucune manière de vérifier s’il n’a pas «échappé» des décès et, il demeure que ces trépas peuvent avoir été causés par un très grand nombre de choses en dehors des vaccins.

Verdict

Oui, mais… non. Les 80 décès plus ou moins subits de «jeunes» médecins canadiens dont la lettre fait état ont eu lieu, mais ils n’étaient pas tous si jeunes que cela et le lien avec les vaccins est extraordinairement ténu.

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Précision (29 oct., 8h15) : Une version antérieure de ce texte a été modifiée afin de préciser que Dr Proulx n'a pas passé sa biopsie aux poumons en décembre 2020, comme il était mentionné, mais plutôt qu'il s'était fait suggéré une biopsie par un collègue ce mois-là. La biopsie elle-même fut passée en février 2021.