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Tourner autour du pot

CHRONIQUE / Cela fait déjà quatre ans que le Canada a légalisé la marijuana. Certains nous avaient prédit l’Apocalypse. Le conservateur Gérard Deltell, entre autres, s’était habillé tout de noir pour souligner ce «jour sombre». Cette Apocalypse, on l’attend toujours. La plupart des craintes des opposants de l’époque ne se sont pas matérialisées. Ce qui ne signifie pas pour autant que tout plane.


Les opposants à la légalisation redoutaient notamment une hausse de la consommation, en particulier chez les jeunes, et une augmentation des cas de conduite avec facultés affaiblies. Ce n’est pas arrivé.

En 2017, un an avant la légalisation, Santé Canada avait établi dans son Enquête canadienne sur le cannabis que 22% des Canadiens en avaient consommé à des fins non médicales dans les 12 derniers mois. Dans la version 2021 de cette même enquête, ce taux était rendu à 25%. Légère hausse, donc. Chez les jeunes de 16 à 19 ans, ce fut l’inverse: ils étaient 41% à avoir consommé en 2017, mais 37% en 2021. Légère baisse.



Selon cette même étude, 39% des consommateurs avaient avoué avoir pris le volant dans les deux heures suivant la prise de cannabis en 2017. Quatre ans plus tard, ce taux avait chuté à 21%. Certes, en 2020, les corps policiers des grandes villes canadiennes avaient enregistré une hausse des cas de conduite avec facultés affaiblies par le cannabis, mais ils avaient mis en garde contre toute conclusion hâtive. D’abord, parce que les cas de conduite avec facultés affaiblies étaient en hausse pour toutes les catégories de substances. Ensuite, parce que les policiers étaient désormais mieux formés et outillés pour détecter la marijuana, ce qui expliquait qu’ils en décelaient davantage.

La légalisation a soulagé l’appareil policier et judiciaire. Selon Statistique Canada, la police avait rapporté 38 498 cas de possession de marijuana en 2017. Quatre ans plus tard, il n’y en avait plus que 1254. Cela fait bien des gens qui ne se sont pas retrouvés avec un casier judiciaire handicapant. Voilà un cas concret de discrimination systémique enrayée: le jeune marginal flânant au centre-ville avec un joint avait beaucoup plus de risques d’être embêté par les policiers que l’avocate fumant tranquillement dans sa cour arrière.

L’État s’est aussi enrichi grâce au cannabis. La taxe d’accise d’un dollar le gramme, qu’Ottawa et les provinces se partagent à raison de 25% pour l’un et 75% pour les autres, a rapporté presque un demi-milliard de dollars en 2020-21. Les taxes de vente ont quant à elle rapporté 60 millions de à Québec l’an dernier et environ le double à Ottawa. Ensuite, les provinces encaissent des profits en tant que seules distributrices autorisées de la substance. Au Québec, on parle de 75 millions de dollars. Enfin, Santé Canada impose aux producteurs des frais annuels pour éponger les coût de la réglementation mise en place. Ceux-ci se sont élevés à 30 millions de dollars en 2020-21.

Pour résumer: Ottawa empoche environ 260 millions de dollars par année et Québec, 214 millions. Ce n’est pas le pactole, mais ce n’est pas rien non plus.



Des problèmes néanmoins

Ceci étant dit, tout n’est pas rose au royaume de l’herbe maudite. Ottawa fait bien d’entamer une révision comme il l’a annoncé récemment. Espérons que le panel d’experts saura éclairer les décideurs qui ont, à certains égards, fait preuve de naïveté.

Prenons par exemple la marijuana médicale. Les corps policiers dénoncent le détournement vers le crime organisé de la culture à des fins thérapeutiques. Marc-André Proulx, le responsable du service des enquêtes de contrebande à la Sûreté du Québec, trouve étrange que des malades obtiennent de Santé Canada le droit de faire pousser jusqu’à 400 plants.

Pourquoi des quantités si grandes? Parce qu’afin de transposer en plants les prescriptions des malades rédigées en grammes, Santé Canada a déterminé qu’un plant produit 30 grammes. Les fonctionnaires se sont fait enfariner! Quiconque ayant le pouce un peu vert peut facilement obtenir 100 grammes d’une seule plante, et jusqu’à 250 ou 300 avec un peu de talent. L’écart est abyssal. Ajoutez à cela que ce nombre de plants peut être multiplié par deux ou trois sur une année puisque le cycle de croissance de la plante est de seulement six mois, parfois quatre. (Les plants de marijuana meurent une fois leur floraison terminée et c’est la fleur qui contient le THC.) Un patient pourrait donc théoriquement faire pousser ses 400 plants, en récolter 40 000 grammes et recommencer deux autres fois dans l’année tout en se conformant à son autorisation. Aucun humain ne peut consommer une telle quantité.

Le marché noir, d’ailleurs, répond encore à la moitié de la demande. Selon l’industrie du cannabis, cette situation s’explique par la gourmandise des gouvernements: entre 60% et 70% du prix payé pour un gramme de cannabis légal est constitué de taxes en tout genre. Ainsi, si le gramme se paye en moyenne 6,31$ à la SQDC, il est encore possible de l’obtenir pour 4 $ sur le marché noir, moins si on achète beaucoup. Pas étonnant que les gros consommateurs n’aient pas congédié leur pusher.

Les patients se plaignent que le cannabis médical soit taxé alors que les médicaments d’ordonnance ne le sont pas. Pour sa part, l’industrie se plaint d’être traitée en paria. Comme celle du tabac, elle est associée au vice. Elle n’a donc accès à aucun programme d’aide ou subvention destiné aux entreprises. Pourtant, l’industrie fabrique maintenant des cosmétiques, des crèmes et des produits pour le sommeil qui n’ont rien d’immoral. Dans le dossier de la COVID-19, Ottawa n’a pas fait preuve d’autant d’intransigeance. Il n’a pas hésité à défendre la Québécoise Medicago bien que l’OMS ait rejeté son vaccin parce que l’entreprise est en partie détenue par un géant du tabac.



Pendant cette révision qui durera 18 mois, la Cour suprême décidera par ailleurs si Québec et le Manitoba peuvent interdire la culture à domicile. S’il l’emporte, Québec s’entêtera-t-il dans cette voie? Les informations colligées par les experts pourraient éclairer les décideurs quant aux risques réels encourus. Nos maisons contiennent souvent des plantes exotiques qui sont beaucoup plus toxiques que les feuilles de marijuana…

Cette légalisation s’est faite vite et sans souci de cohérence avec les règles régissant le secteur thérapeutique apparu une quinzaine d’années auparavant. Maintenant que les tabous sont tombés et que les informations sont plus faciles à obtenir, il est temps d’arrimer le tout pour permettre à ce secteur de se développer plus normalement.