Y a-t-il des pesticides dans votre spaghetti?

Le blé dur canadien est largement utilisé en Italie par les fabricants de pâtes, mais il est aussi critiqué par certains groupes qui s'interrogent sur l'utilisation du glyphosate par les cultivateurs des Prairies.

Après l’Union européenne, le Canada est le deuxième plus grand producteur au monde de blé dur, ce grain utilisé sous forme de semoule pour préparer les pâtes alimentaires et le couscous. Mais ce blé canadien, dont le pays est très fier, est-il aussi impeccable qu’on aime le croire? Ou sa culture est-elle entachée par l’utilisation controversée d’un pesticide, le glyphosate, l’ingrédient actif du Round Up? C’est ce qu’affirment certains joueurs du monde agricole et alimentaire, en Italie. Mais qu’en est-il vraiment? La journaliste Marie-Claude Lortie, anciennement chroniqueuse à La Presse, aujourd’hui rédactrice en chef du quotidien Le Droit, a pu enquêter sur ces questions grâce à une bourse de la fondation des prix Michener. Voici le premier d’une série de trois articles.


MONTE SAN PIETRANGELI, Italie – L'idée de ce reportage a poussé au milieu d’un champ de blé, au coeur de l’Italie, dans la commune de Monte San Pietrangeli où est installée l’usine de pâtes de Massimo Mancini, fils et petit-fils d’agriculteur.

La particularité du pastificio Mancini, est qu’il fait pousser avec des collègues le blé dur dont il se sert pour fabriquer ses spaghettis, macaroni et autres fusilli vendus en Italie et à l’extérieur, y compris au Canada. Donc sa fabrique est littéralement dans le champ.

Mancini était en train de m’expliquer pourquoi il tient à travailler avec sa propre semoule, quand quelques mots concernant le blé canadien m’ont prise par surprise. Là-bas, relatait-il en parlant de notre vaste pays, on utilise parfois des pesticides dans les champs tout juste avant la récolte, ce qui pose le risque que des résidus restent dans les grains. Veut-on vraiment travailler avec ce genre de matière première?

L’affirmation et la question m’ont fait sursauter. Le blé canadien, dans mes croyances, était un des meilleurs au monde, et nous étions une sorte de «casque bleu» de l’univers alimentaire, toujours prêts à nourrir la planète grâce aux champs immenses et dorés de nos Prairies infinies. Je savais que notre industrie pétrolière était vastement montrée du doigt par les environnementalistes de partout sur Terre, que notre traitement des Premières Nations n’avait pas de quoi nous rendre fiers le temps venu de parler du Canada à l’étranger.

Mais le blé?

Vraiment?

Il fallait que je parte chercher des explications.

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«Quoi? Notre blé? Mais c’est notre fierté!», a lancé la sénatrice albertaine Paula Simons, vice-présidente du comité sur l’agriculture du Sénat canadien, lorsque je l’ai interpellée sur le sujet. «Moi aussi je crois que notre blé dur est le meilleur au monde!», a-t-elle ensuite ajouté, tout en avouant cependant qu’elle n’avait jamais entendu parler des modes de travail canadiens dont se plaignent les Italiens, même en habitant au cœur de l’Alberta.

L'idée de ce reportage a poussé au milieu d’un champ de blé, au coeur de l’Italie, dans la commune de Monte San Pietrangeli où est installée l’usine de pâtes de Massimo Mancini, fils et petit-fils d’agriculteur, qui insiste pour n'utiliser que du blé italien dont il contrôle la qualité dès le champ.

«Est-ce ce dangereux?»

Bonne question.

La pratique au cœur de toutes les controverses est l’utilisation en pré-récolte, par les agriculteurs canadiens, d’un herbicide appelé glyphosate, puissant, polyvalent et vaporisé partout dans le monde, ingrédient actif du Round Up mis en marché par l’entreprise qui s’appelait jadis Monsanto et maintenant propriété du géant allemand Bayer.

Le glyphosate, montré du doigt depuis des années par des critiques doutant de son innocuité, le liant à certains cancers et au Parkinson, dont l’utilisation est encadrée mais tout à fait permise au Canada (et en Italie aussi, mais de façon plus restreinte) tue ce qu’on appelle les mauvaises herbes. On le répand donc dans les champs avant que ceux-ci soient semés pour «nettoyer» la terre. Mais au Canada, on le répand aussi dans les champs où le blé a déjà poussé, peu de temps avant la récolte. L’usage est permis pour tuer les mauvaises herbes vivaces en fin de saison, afin qu’elles ne repoussent pas au printemps.

Toutefois, le secret de Polichinelle est que des agriculteurs canadiens utilisent le produit pour son effet secondaire qui est d’assécher leur blé presque mûr, mourant sous l’effet du glyphosate. Ainsi, ils accélèrent le processus visant à sa récolte.

«Nous, en Italie, on sème généralement le blé à l’automne et on le récolte en juin, quand il faut chaud et sec», explique Emilio Ferrari, président de l’association des meuniers italiens ITALMOPA, rencontré il y a quelques mois à Parme, chez le fabricant de pâtes Barilla, où il travaille.

«Le blé sèche naturellement dans les champs ici (en Italie). De l’autre côté, au Canada, si vous semez au printemps et que vous récoltez quand c’est plus froid et plus humide, vous allez peut-être avoir des conditions négatives qui pourraient vous faire perdre votre récolte. C’est de moins en moins utilisé par les cultivateurs, mais c’est là qu’ils utilisent du glyphosate», explique Emilio Ferrari, président de l’association des meuniers italiens ITALMOPA.

«Le blé sèche naturellement dans les champs ici. De l’autre côté, au Canada, si vous semez au printemps et que vous récoltez quand c’est plus froid et plus humide, vous allez peut-être avoir des conditions négatives qui pourraient vous faire perdre votre récolte. C’est de moins en moins utilisé par les cultivateurs, mais c’est là qu’ils utilisent du glyphosate.» À cause de cette pratique officiellement interdite au Canada et dénoncée par certains lobbys en Italie depuis 2017 — notamment par l’association Grano Salus du sénateur italien Saverio de Bonis, le grand syndicat agricole italien Coldiretti et la revue de protection des droits des consommateurs Il Salvagente — une campagne dure depuis cinq ans maintenant pour faire carrément interdire le blé dur canadien dans le pays.

La revue de protection des droits des consommateurs Il Salvagente fait partie de ceux qui s'interrogent sur le blé canadien et la présence de résidus de glyphosate dans certaines pâtes.

«Oui, il y a de la pression pour interdire le blé canadien», confirme Enrico Cinotti, directeur adjoint du mensuel de défense des droits des consommateurs. «Depuis 10 ans on teste régulièrement les pâtes pour sensibiliser les consommateurs, les politiciens et les producteurs de pâtes. La pression est aussi forte de la part de Coldiretti (la grande association agricole italienne), mais souvent dans de telles batailles, il y a un risque que ça soit plus du protectionnisme que la défense des intérêts des consommateurs.»

Et les derniers tests publiés par Il Salvagente ont démontré la présence de glyphosate dans les spaghettis de sept grandes marques italiennes. Dans la foulée des campagnes de ces organismes, en 2018, Barilla, a cessé de s’approvisionner en blé dur à l’étranger, pour les pâtes destinées au marché local. Or Barilla est le plus grand fabricant de pâtes en Italie et dans le monde avec ses 4 milliards d’euros de revenus annuels, soit 5,4 milliards de dollars canadiens, selon Forbes.

Mais aujourd’hui, en 2022, il n’y a pas unanimité en Italie sur cette question. Honni en 2018, le blé canadien est de retour dans les moulins italiens.

Car le blé dur canadien est nécessaire pour une vaste part du marché de la pâte italienne. Nonobstant les arguments des avocats de l’achat local et de ceux qui s’inquiètent du glyphosate dans les aliments, l’Italie a besoin de blé étranger, canadien ou autre, pour 30 % à 40 % de sa production annuelle.

«Et le blé dur doré de l’Ouest canadien, grade 1, est un des meilleurs au monde», affirme Riccardo Felicetti, président de Unione Italiana Food, l’association qui représente les fabricants de pâtes italiens, rencontré près de Venise, où il veille sur la distribution de ses pâtes biologiques Felicetti fabriquées dans les Dolomites (et vendues au Canada). «Et puis, ajoute M. Felicetti, on en a besoin.»

L'usine du plus important fabricant de pâtes italiennes, Barilla, à Parme. En 2018, Barilla, a cessé de s’approvisionner en blé dur à l’étranger, pour les pâtes destinées au marché local. 

Les quelque 139 fabricants de pâtes italiens produisent 3,4 millions de tonnes de pasta par année, pour un chiffre d’affaires de 4,5 milliards d’euros (environ 5,9 milliards de dollars canadiens). Le blé italien n’est pas suffisant pour leurs besoins. «En fait, le blé canadien est très bon. En quantité et en qualité», dit Emilio Ferrari de ITALMOP et de Barilla. Mais celui-ci n’a pas voulu me parler des politiques d’achat du fabricant, et les relationnistes de la multinationale non plus, et ce bien que l’entreprise s’affiche depuis 2018, en faveur de l’utilisation du blé italien uniquement pour son marché italien.

«Vous faites un travail fantastique avec le blé dur», a ajouté Giuseppe Di Martino, fils, petit-fils et arrière-petit-fils de fabricant de pâtes, propriétaire de deux usines dans la ville de Gragnano. Tout juste à l’extérieur de Naples, on y retrouve une appellation contrôlée et j’y ai aussi poussé mon enquête. Selon lui, «il n’y a pas de problème avec le blé canadien.»

Mais il n’y touche pas.

Riccardo Felicetti. «Le blé dur doré de l’Ouest canadien, grade 1, est un des meilleurs au monde», affirme le président de Unione Italiana Food, l’association qui représente les fabricants de pâtes italiens,

Le grand secret

Le réel usage du blé canadien en Italie pour les pâtes, en 2022, est devenu un secret industriel impénétrable, comme si sa mauvaise réputation le rendait intouchable, alors que la réalité du marché et de la fabrication industrielle, elle, le rendait incontournable.

Barilla, le géant, ne donne pas de détails. Felicetti ne prend que du kamut canadien, pas de blé (et il est déjà tombé sur quelques livraisons de kamut contaminées par du glyphosate, mais bien en deçà des limites permises, parce que les conteneurs avaient été mal nettoyés, dit-il).

Di Martino, lui, n’utilise aussi que du blé italien et pas n’importe lequel. Seulement celui d’une zone vallonnée chevauchant les Pouilles, la Campanie et le Molise, parce que le blé dur aime les terres ensoleillées, bien drainées, explique-t-il. «Mon grand-père m’a appris à goûter le blé», raconte-t-il. Dans son univers haut de gamme, on traite la pâte comme d’autres le vin, et le blé avec le même discernement que le raisin.

En fait, après des mois passés à enquêter sur la question des deux côtés de l’Atlantique, je pourrais dire qu’en Italie, personne ne dit utiliser ce blé canadien controversé, mais tout le monde connaît quelqu’un qui en achète!

Et au Canada, comme vous le lirez dans un prochain article, aucun fermier ne dit utiliser le glyphosate pour assécher le blé, mais tout le monde connaît quelqu’un qui l’a déjà fait.

Et ce qu’on sait aussi, c’est que selon les statistiques commerciales de la Banque mondiale, 839 000 tonnes de blé dur canadien sont parties en Italie en 2021 et presque 1,6 million de tonnes en 2020 et 881 000 tonnes en 2019... Certes, les exportations étaient tombées à 293 000 tonnes en 2018, date de l’offensive des anti-blé canadien en Italie, mais les ventes ont repris...

Selon Riccardo Felicetti, le blé dur canadien a été victime d’une campagne de désinformation menée par le grand syndicat représentant les cultivateurs italiens.

«Au lieu de fournir des produits de meilleure qualité, ils se sont mis à attaquer la qualité des produits des autres», affirme le porte-parole des fabricants de pâtes italiens.

Avec des consommateurs exigeant des produits faits à partir de blé italien, le prix de celui-ci s’est mis à monter, poursuit-il. Sauf que ce n’est pas une façon, dit l’homme d’affaires, d’être concurrentiel sur les marchés internationaux. Or l’Italie est le plus grand exportateur de pâtes dans le monde.

Bref, selon Riccardo Felicetti, les fabricants de pâtes italiens ont besoin du blé étranger en général et canadien en particulier, pour prospérer.

Et tout le reste

Je suis retournée il y a quelques mois dans Les Marches reparler à Massimo Mancini de glyphosate et de blé et je lui ai dit que je comprenais mieux maintenant ses réticences au sujet du blé dur canadien.

Chez les Mancini, on a carrément installé l'usine de pâtes au milieu des champs de blé dur.

Mais même lui m’a mise en garde contre les conclusions trop simples.

«Il faut aussi parler du phosphine», m’a-t-il expliqué, en faisant référence à un gaz utilisé comme agent de conservation. «On s’en sert dans le transport outremer.»

Et on pourrait parler de bien des approches agricoles de différents cultivateurs, même en Italie, a-t-il poursuivi. Et de l’entreposage du blé en attendant sa transformation. «Tout ça, c’est très compliqué, a ajouté l’homme d’affaires. Limiter la discussion à ‘est-ce que le blé est italien ou pas ?’ c’est très superficiel.»

À LIRE MARDI: Visite dans l’Ouest, chez les cultivateurs de blé dur canadien