C’est le premier ministre qui a lui-même vendu la mèche mercredi. En matinée, alors qu’il entrait à la réunion du caucus, Justin Trudeau a déclaré: «On va continuer d’être là pour assurer qu’il y a plus d’immigration au Québec.» Comme il venait d’expliquer qu’il s’engageait à protéger le français, on était en droit de se demander s’il n’avait pas escamoté un mot et qu’il se disait plutôt prêt à augmenter l’immigration francophone. Une précision s’imposait. Son entourage étant incapable d’en fournir une, on lui a reposé la question en après-midi. Conclusion: M. Trudeau avait livré le fond de sa pensée.
«Je sais qu’ils veulent plus d’immigration francophone et on veut certainement travailler avec eux là-dessus, a-t-il clarifié. Mais il faut se souvenir que l’immigration sera toujours une source de richesse pour le Québec et surtout pour l’économie. On a une pénurie de main-d’œuvre. […] On sait que ça va prendre plus d’immigration, mais je comprends aussi que c’est une conversation à avoir avec le premier ministre Legault.»
Justin Trudeau respectera donc le droit du gouvernement caquiste de plafonner à 50 000 le nombre annuel d’immigrants acceptés, mais il essayera de le détourner de son objectif. Rappelons qu’Ottawa a augmenté la cible nationale à 431 000 immigrants cette année, 447 000 l’an prochain et 451 000 en 2024. Si Québec garde le cap, sa part de l’immigration canadienne ira en diminuant, de 11,6 % cette année à 11% dans deux ans. C’est moitié moins que son poids démographique dans la fédération (22,3%).
C’est d’ailleurs là-dessus que s’est appuyé le lieutenant québécois de M. Trudeau, Pablo Rodriguez, pour en remettre une couche. M. Rodriguez a rappelé qu’en vertu de son entente avec Ottawa, le Québec pourrait accepter jusqu’à 28% de toute l’immigration canadienne, soit presque 120 000 personnes par année. «L’écart entre ce qu’il choisit et ce qu’il peut choisir, c’est 66 000 immigrants, qu’il peut choisir à 100% francophone, demain matin s’il le veut.»
Le message fédéral est donc clair: la protection du français ne passe pas par l’octroi au Québec du pouvoir qu’il revendique, soit celui de sélectionner aussi les immigrants de la filière «réunification familiale». Elle passe par un afflux massif d’immigrants qu’on a simplement à choisir déjà francophones.
Les libéraux ne sont pas seuls dans leur camp. Leur partenaire d’alliance croit lui aussi que le Québec ne devrait pas avoir plus de pouvoirs en cette matière. «Non. Le pouvoir doit rester au niveau du fédéral», a indiqué le chef du NPD, Jagmeet Singh. Il a repris à son compte la logique libérale voulant que lorsqu’il s’agit de décider qui rentre au pays, c’est le gouvernement canadien qui devrait avoir le dernier mot.
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Quant au Parti conservateur, on ne sait pas encore à quelle enseigne il loge. Pierre Poilievre avait indiqué pendant la course à la chefferie qu’il endossait le seuil national de 450 000 immigrants, mais il ne s’était pas prononcé sur la demande du Québec. Son lieutenant québécois, Pierre Paul-Hus, a dû admettre mercredi qu’il ne savait pas encore quelle était la position de son nouveau leader. Pourtant, la demande caquiste est connue depuis longtemps et la réélection de François Legault ne faisait à peu près aucun doute. Que l’opposition officielle du Canada n’ait pas cru bon de se positionner par rapport à la principale revendication du gouvernement québécois à temps pour sa réélection démontre bien à quel point le Québec ne fait plus le poids à Ottawa.
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Les villes contre les régions
Il ne faut pas se surprendre qu’Ottawa ne soit pas impressionné par le contingent caquiste fortifié. À 76 ou à 90 sièges, une majorité demeure une majorité: elle confère 100% du pouvoir au gouvernement. François Legault n’est donc pas plus intimidant qu’avant, d’autant plus que son appui populaire ne s’est accru que de quatre points de pourcentage. C’est pas mal, mais ce n’est pas une révolution non plus.
Sur le fond, le Parti libéral et le NPD refusent peut-être de déléguer plus de pouvoirs au Québec au nom du respect du partage des compétences —ce qui, de la part de deux formations centralisatrices, est déjà incohérent. Mais cet argument constitutionnel sert surtout à cacher un motif plus viscéral. Ni les libéraux ni les néodémocrates ne font confiance à François Legault pour gérer le dossier de l’immigration. M. Singh l’a d’ailleurs dit en début de semaine: «Il y a eu des propos partagés par la CAQ qui étaient dangereux, qui attaquaient les immigrants et qui étaient faux. M. Legault a eu raison de s’excuser.»
Ces deux formations politiques ont en partage une vision multiculturaliste et postnationale de la société dans laquelle l’immigration fait quasiment office de religion. De plus en plus urbaines et cosmopolites, porteuses de la parole des nouveaux citoyens du monde, elles sont sourdes au malaise identitaire des peuples nationaux qui se sentent parfois bousculés. C’est ce que l’auteur britannique David Goodhart a appelé la bataille des «anywheres» contre les «somewheres», ceux qui sont de partout contre ceux qui sont de quelque part. La surdité des premiers aux préoccupations des seconds est un des moteurs de la montée du populisme un peu partout en Occident.
C’est précisément ce clivage qu’a illustré la carte électorale québécoise, toute de bleu pâle peinturée, à l’exception de l’île de Montréal. Mais on oublie qu’un clivage similaire existe au fédéral. Les libéraux de Justin Trudeau sont représentés surtout dans les centres urbains -à quelques exceptions près, surtout dans les Maritimes- alors que les milieux moins densément peuplés sont autant de fiefs conservateurs.
Au fond, quand Justin Trudeau dit non à François Legault, c’est le Montréal canadien qui répond au nouveau ROQ, le rest of Quebec.