«C’est ma 21e année».
Le brigadier travaillait comme mécanicien quand il a pris sa retraite. «Je suis parti le 30 mai 2001, j’ai pris mon été en vacances et en septembre, j’étais ici.» Vingt-et-un ans plus tard, c’est sur le même coin de rue que je l’ai rencontré, où il veille depuis ce temps sur les enfants qui fréquentent l’école Saint-Mathieu.
«Il vente toujours ici!» m’a lancé le jovial brigadier quand il m’a vue arriver avec mes pantalons Capri et ma petite veste de coton ouaté. «Nous autres, on sort notre linge d’hiver de bonne heure! Je garde toujours du linge de rechange, j’ai deux garde-robes dans l’auto. La pluie, c’est notre pire ennemie.»
La neige, «c’est pas si pire».
C’est un voisin, un policier, qui lui avait suggéré. «J’étais à loyer sur la rue Delage, il m’a dit : “À ta retraite, tu essayeras ça, brigadier, je suis sûr que tu vas aimer ça”.»
Il a visé dans le mille.
«Pour faire ce travail-là, il faut aimer les enfants, y a pas d’autre chose.» Une jeune fille arrive vêtue d’un coton ouaté bleu, la tête bien calée dans sa capuche. Le «petit bonhomme» s’allume. «Viens ici jeune demoiselle!» Il la connait bien, la voit tous les jours. «Elle, c’est notre dernière!»
Oui, notre. Denis travaille avec Micheline depuis plus de 20 ans, ils ont chacun leur coin. «On a été embauchés ensemble.»
En tout cas, Denis ne fait certainement pas ça pour les conditions de travail. Beau temps, mauvais temps, il doit être au poste de 7h25 à 8h10, de 11h20 à 11h50, de 12h25 à 13h et de 15h10 à 15h40. Il se lève à 6h30, prend un petit déjeuner et un café avant de filer sur son intersection et d’enfiler son dossard orange. «Je reviens vers 8h20, je fais une petite sieste et j’aide ma blonde. Le midi, je reste dans mon char en attendant, ça ne vaut pas vraiment la peine de retourner chez nous. Ça ne laisse pas le temps de faire grand-chose d’autre pendant la journée.»
Additionnées, ces quatre petites périodes de surveillance donnent à peine plus de deux heures par jour. «Ça nous donne 11 heures 50 minutes par semaine… Avant, on avait 15 heures, mais Labeaume nous a coupé ça.» C’était en 2019, le maire a diminué de 20 % la présence des quelque 200 brigadiers de la ville à la suite, a-t-il plaidé, de changements d’horaires des écoles.
Denis l’a encore au travers de la gorge.
Il ne fait donc pas ça pour l’argent, c’est clair. Il le fait parce que chaque matin, il y a des enfants qui comptent sur lui. «Ça m’oblige à sortir de chez nous et aller prendre l’air. Il y a des jours où je ne sortirais pas, et là je sors tous les jours. J’aime beaucoup le côté social, de jaser avec les enfants.»
Ils jasent beaucoup? «Ils n’arrêtent pas!» C’est parce qu’ils sentent que monsieur Denis s’intéresse à eux, qu’il est là pour eux. «Une fois, il y a un jeune qui m’a dit qu’il se sentait jugé à l’école, il ne se sentait pas accepté. J’en ai glissé un mot à un prof et ça s’est réglé. Je lui ai dit : “tu as ta place et s’il y a quoi que ce soit, tu m’en parles”.»
Il leur rappelle régulièrement de ne jamais monter dans l’auto d’un inconnu.
À côtoyer des enfants tous les jours, il s’amuse. Leur joue parfois des tours. «Avant qu’il ne construise l’édifice sur le coin, il y avait un gros banc de neige. Une fois, c’était la Chandeleur [le 2 février], j’avais creusé un petit tunnel avec mes bras et la déneigeuse, en passant, avait levé un petit bout de gazon. J’ai pris le morceau de gazon et je l’ai mis à l’entrée du tunnel et j’ai dit à un jeune qu’il y avait une marmotte dedans!»
L’enfant a embarqué dans son histoire. «C’est comme ça qu’on les met de notre bord!» confie Denis. «Le lien qui se développe, c’est ce qui fait qu’ils se sentent en sécurité.»
En 21 ans, il n’a pas manqué beaucoup de journées, il est fidèle au poste presque la totalité des 180 journées de l’année scolaire. De temps en temps, il lui arrive de croiser des enfants devenus grands, qui sont rendus à l’université, qui se souviennent de lui.
Ce n’est pas seulement un brigadier.
Mais il est ça aussi, comme la fois où il a attrapé un enfant par la poignée de son sac à dos. «C’était un autobus qui s’en venait, je l’ai pogné juste à temps. Ça n’arrive pas tous les jours heureusement, mais quand ça arrive il faut être capable de réagir.» Les brigadiers reçoivent une formation chaque année. «Mais disons qu’après 20 ans, je commence à savoir comment ça marche…»
Le problème avec son coin de rue, c’est qu’il est en bas d’une pente. «Il y a les voitures, mais il y a aussi les vélos qui arrivent à toute vitesse, qui essayent de prendre la lumière orange. J’ai développé des trucs, je me mets plus proche de la ligne d’arrêt et je lève la pancarte et la main, comme les policiers. La main est plus efficace.»
Je pensais bien que Denis allait pester contre les automobilistes délinquants, eh bien non. «On n’a pas le même problème que les contrôleurs routiers. On ne peut pas se plaindre, les gens sont quand même respectueux avec nous, étant donné qu’on est là pour les enfants. C’est même mieux qu’avant, je dirais.»
Voilà qui est rassurant.
Père, grand-père et arrière grand-père depuis bientôt deux ans, Denis a pu mesurer l’an dernier à quel point il était apprécié. «C’était pour ma fête, il y a un grand-père qui avait mis une banderole avec “Bonne fête monsieur Denis” dessus!» C’était l’idée de M. Genest, «il vient conduire deux petits enfants qui viennent de Kuujjuaq, deux jeunes qui sont très intéressants et très brillants. Et ils ont chacun un caribou de tué!»
Ils lui ont raconté leur exploit.
Au fond, être brigadier, c’est aider les enfants à traverser la rue, mais aussi la vie, un petit bout à la fois.