Quel que soit l'angle par lequel on analyse les résultats de la course à la chefferie dévoilés samedi soir à Ottawa, on n'arrive qu'à une seule conclusion: l'ex-premier ministre du Québec a été laminé de manière humiliante. Il n'a obtenu que 16 %. Et encore, ce score est supérieur à sa popularité réelle, car le vote était pondéré en accordant un poids égal à chaque circonscription, à moins que l'une d'entre elles ait enregistré moins de 100 votes (ce qui fut le cas seulement au Nunavut). M. Charest n'a récolté que 11,6% des voix exprimées. Même au Québec, par où devait passer la voie vers sa victoire, M. Charest a été détrôné.
Sur un total de 338 circonscriptions, Pierre Poilievre est arrivé premier dans 330 d'entre elles, laissant à Jean Charest la maigre balance (six au Québec, deux en Ontario). Comme si ce n'était pas assez, ses scores plus élevés au Québec camouflent sa piètre performance ailleurs au pays. Il a obtenu plus de 20% des points dans seulement 33 des 260 circonscriptions hors-Québec. Pire, dans 148 circonscriptions, la seconde place est plutôt revenue à la pro-vie Leslyn Lewis (121), au farouche opposant aux mesures sanitaires Roman Baber dont même Doug Ford ne voulait plus (26), ou encore au député méconnu Scott Aitchison (1). Il n'y a aucun prix de consolation.
En 2020, quand M. Charest avait renoncé à la dernière minute à se porter candidat à la succession d'Andrew Scheer, il avait expliqué que son parti «a beaucoup changé». Son équipe avait notamment découvert que la moitié des membres conservateurs s'opposaient à un contrôle accru des armes à feu et à la tarification du carbone. Pour gagner, il lui aurait fallu en recruter de nouveaux. Son erreur a été de croire que deux ans de pandémie avaient changé les choses. Pour avoir changé, elles ont changé, mais dans une direction contraire.
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Devant le discours tout-au-sanitaire des gouvernements et un certain unanimisme médiatique, le Parti conservateur s'est imposé comme le repère des contestataires, des extrémistes comme de ceux qui auraient simplement voulu exprimer une dissidence posée. Ce discours, qu'a notamment tenu Erin O'Toole pendant l'élection de 2021 à propos de la vaccination, a été délégitimé au point qu'une certaine colère citoyenne s'est déchaînée contre le «système» — politique, médiatique, médical — jugé hostile au peuple. Pierre Poilievre a non seulement harnaché cette colère, mais l'a fouettée pour recruter des centaines de milliers de nouveaux membres. Jean Charest n'a pas fait le poids. Son message de modération non plus.
Samedi soir, Pierre Poilievre ne s'est pas beaucoup adressé à ceux qui espéraient un recentrage de leur parti. «Je vous ouvre les bras», a-t-il dit en s'adressant aux supporteurs de ses quatre rivaux. «Aujourd'hui, nous sommes UN parti qui sert UN pays.» Ouvrir les bras, c'est bien, mais cela implique que c'est l'autre qui doit venir s'y blottir. Ce n'est pas exactement la même chose que de tendre la main.
Dans son discours, d'ailleurs, M. Poilievre n'a rien trouvé à dire à propos des propositions faites par Jean Charest pendant la course, ce qu'il a fait pour ses autres rivaux. Il l'a plutôt remercié d'avoir contribué à l'unité nationale en combattant en 1995 dans le camp du NON opposé à la séparation du Québec. Bref, il a remercié le politicien d'il y a trois décennies, mais pas celui d'aujourd'hui, comme s'il niait la légitimité de son message de modération.
Pour sa part, Jean Charest n'a pu s'empêcher d'écrire sur Twitter dans ses félicitations au nouveau chef que «nous devons mettre fin au salissage interne». Dans une vidéo publiée dimanche, il a insisté que c'est «une obligation morale» pour les conservateurs de respecter la loi et l'ordre, «en particulier pour ceux qui sont des législateurs». La pique envers Pierre Poilievre, qui a appuyé sans réserve le convoi des camionneurs, n'est même pas subtile.
La victoire retentissante de samedi n'a donc pas apaisé les tensions. Elle a seulement rendu leur expression moins facile. Pour l'instant, seul le sénateur Jean-Guy Dagenais, qui avait promis de couper sa carte de membre du Parti conservateur si Pierre Poilievre en devenait le chef, est passé à l'acte. Il dit avoir envoyé à ses amis une photo des morceaux de papier à côté des ciseaux. «Je tire ma révérence du Parti conservateur», dit-il. Mais il ne siégeait déjà plus au caucus. À l'inverse, le député Joël Godin, qui avait promis de quitter le caucus, dit maintenant qu'il veut réfléchir encore un peu, mais qu'il ne claquera pas la porte. Quant à Alain Rayes, un des députés les plus critiques de Pierre Poilievre, il reste coi pour l'instant.
Gerard Deltell a confirmé qu'il serait candidat à la prochaine élection tandis que Jacques Gourde, qui était resté discret dans la course, et Bernard Généreux, qui avait appuyé Jean Charest, se rallient au nouveau chef. En coulisses, certains prédisent que les sceptiques attendront de voir comment Pierre Poilievre se positionne politiquement d'ici Noël avant de décider de partir. Chose certaine, ceux qui fantasmaient sur la création d'un nouveau parti peuvent continuer de rêver.
Les libéraux de Justin Trudeau attendaient Pierre Poilievre avec une brique et un fanal. Dès samedi, ils ont émis un communiqué dénonçant ses «politiques irréfléchies» proposées pendant la course «et pendant presque 20 ans en tant que membre influent du Parti conservateur». Il faut comprendre par là que le Parti libéral du Canada a accumulé beaucoup de matériel sur le bouillant député et qu'il entend s'en servir pour le noircir copieusement. Déjà, ils brandissent les cryptomonnaies, le contrôle des armes à feu, la lutte aux changements climatiques, l'avortement. Et ce n'est qu'un début: les libéraux font preuve de réserve pour respecter le deuil royal…
Loin des micros, les stratèges libéraux se disent confiants que Justin Trudeau pourra servir une raclée électorale à Pierre Poilievre. Mais si tel devait être le cas, sera-ce seulement partie remise? Chez les conservateurs, ils s'en trouvent beaucoup pour rappeler qu'Andrew Scheer et Erin O'Toole avaient remporté leur couronne au dernier tour de scrutin. Ni l'un ni l'autre n'était au départ le favori des membres. Pierre Poilievre, lui, est demeuré premier pendant toute la course. Pour cette raison, beaucoup pensent qu'on lui laisserait une seconde chance électorale s'il devait bousiller la première. Les libéraux, qui solliciteraient alors un cinquième mandat, auraient peu de chance. Premier ministre Pierre Poilievre? Considérée sous cet angle, la chose semble soudainement possible.