Chronique|

Quand les artistes valent moins qu’une minoune

Un timbre avec une image du Hibou enchanté

CHRONIQUE / Ça me fait grincer des dents chaque fois que je vends ou j’achète une auto usagée - je n’ai jamais acheté un véhicule neuf - et que, au moment de transférer les titres de propriété à la SAAQ, on collecte la taxe de vente provinciale.


Presque 10 %, 9,975 % pour être exact.

Si vous achetez une maison «usagée», pas de taxe, si vous achetez une souffleuse sur Marketplace, pas de taxe, un piano à queue sur Kijiji, pas de taxe. Mais une auto, au Québec, sera taxée chaque fois qu’elle sera vendue d’un particulier à un autre tant et aussi longtemps qu’elle sera en état de rouler.

Elle pourrait, en théorie, générer plus de taxes que le montant qu’elle a coûté à son premier propriétaire.

Le Québec collecte à chaque transaction.

J’ai pensé à ça en apprenant dimanche que le gouvernement fédéral planche sur une réforme de sa loi sur les droits d’auteurs et qu’il veut introduire ce qu’on appelle un «droit de suite» pour permettre aux artistes dont les œuvres sont revendues de toucher une portion du prix de vente.

On a donné l’exemple de l’artiste inuite Kenojuak Ashevak, qui a vendu une de ses 50 gravures «Le Hibou enchanté» pour 24 $ en 1960, et dont la succession n’a pas touché un sou noir quand elle a été revendue 216 000 $ à Toronto en 2018, un record au pays pour la vente d’une image aux enchères, selon Nunavut News. «C’est un grand hommage rendu à cette artiste», avait alors lancé l’encanteur Duncan McLean.

Spécialiste de l’art inuit, il a confié en septembre 2020 au Nunatsiaq News que les œuvres d’artistes inuits avaient gagné «une incroyable reconnaissance» et qu’elles attiraient de plus en plus de riches collectionneurs. «L’art inuit est maintenant considéré comme un grand art canadien.»

Il venait de vendre un autre Hibou enchanté à plus de 200 000 $.

Payé à l’artiste 75 $.

Mais les artistes, de leur vivant, ne peuvent pas vivre d’amour, d’eau fraîche et d’hommage. C’est presque une insulte.

Ainsi, la SAAQ, qui n’a absolument rien à voir dans une transaction entre deux personnes, perçoit 10 % du montant de la vente alors que l’artiste qui a créé une œuvre d’art passe son tour chaque fois que quelqu’un l’achète, généralement à un prix plus élevé d’une fois à l’autre.

Le prix de la première vente étant le plus bas.

La réforme du droit d’auteur est pilotée à Ottawa par le ministre François-Philippe Champagne, qui promet des changements sous peu «afin de protéger davantage les artistes, les créations et les détenteurs de copyright, a indiqué à La Presse Canadienne une porte-parole du ministre, Laurie Bouchard. Le droit de suite est un pas important vers l’amélioration des conditions économiques des artistes.»

Il ne serait pas trop tôt. Au moins 94 autres pays ont déjà mis en place des droits de suite pour les artistes, une mesure réclamée depuis longtemps par les artistes en arts visuels, qui voient parfois des milliers de dollars leur passer sous le nez lorsque la valeur de leurs œuvres s’emballe sur les marchés.

Ou juste quand elles sont revendues, peu importe le prix, peu importe le profit que fait le vendeur. Que ce soit un des premiers Marc Séguin, entre 1995 et 1998, quand il créait dans un atelier prêté par Molinari, rue Chapleau, que ce soit l’œuvre d’un illustre inconnu qui, peut-être, deviendra illustre et connu.

Peut-être pas.

Le Front des artistes canadiens milite depuis des années pour que les artistes ou leur succession puissent toucher un droit de suite de 5 % sur les reventes d’œuvres. «Il est particulièrement avantageux pour les artistes autochtones et les artistes âgé·e·s, peut-on lire sur le site web de l’organisme. Une telle mesure s’ajouterait aux nombreuses façons dont le gouvernement fédéral peut aider les artistes en arts visuels à se rétablir de la pandémie et à connaître la prospérité dans les années à venir.»

Le Québec, lui, pourrait exempter ces revenus d’impôts, comme il le fait pour les revenus de droits d’auteur.

Ce que le fédéral ne fait pas.

Ça fait quand même plus d’un peu plus d’un siècle que le droit de suite existe. C’est en France que le droit a été introduit en premier, en 1920, pour qu’il y ait un certain partage entre ceux qui font les oeuvres et ceux qui les revendent. La pratique est désormais établie partout en l’Europe et dans plusieurs pays, dont l’Australie, le Brésil, le Mexique, même la Russie.

Le Canada se fait encore tirer l’oreille, comme la Chine et les États-Unis, à l’exception de la Californie.

Je vous disais qu’une gravure du Hibou Enchanté s’est envolée en 2018 pour 216 000 $, ce n’est pas tout à fait exact. En fait, l’acheteur, dont on ignore l’identité, a offert 180 000 $ pour l’acquérir. Est-ce que quelqu’un a misé plus haut? Que nenni. On a ajouté, au montant adjugé, 20 % en taxes et en frais.

Ce sont 36 000 $ que ce sont partagés la maison d’enchères et les gouvernements.

Pas un traître sou à l’artiste