Pas de grain de sable dans l’engrenage du Sandman

<em>The Sandman </em>avec Jenna Coleman et Tom Sturridge

CRITIQUE / L’adaptation de The Sandman au petit écran, dont Netflix diffusera la première saison ce vendredi 5 août, est un rêve éveillé pour tous les fans de l’œuvre en bande-dessinée du Britannique Neil Gaiman (Coraline, American Gods, Good Omens, etc.).


Les aficionados de la première heure, qui ont dû attendre 32 ans ce projet d’adaptation avorté à plusieurs reprises (dans les années 2010, le rôle titre a failli incomber à l’acteur Joseph Gordon-Levitt; c’est finalement le Britannique Tom Sturridge, qui endosse le «manteau» du Sandman). 

Ils ne seront pas déçus, la série restant globalement très fidèle à l’univers du roman graphique, à l’exception de quelques personnages ayant changé de sexe ou de couleur de peau, afin de mieux refléter la diversité multiculturelle attendue de la part des diffuseurs.

Ce qui ne nuit en rien à l’expérience. Que Lucien, le bibliothécaire-archiviste (blanc) du royaume des rêves, devienne Lucienne, campée par l’actrice noire Vivienne Acheampong, ne nous fait pas un pli sur les draps. La nouvelle africanité de Rose Walker (Vanesu Samunyai) ne change rien non plus à l’essence du personnage. 

John Constantine (personnage que les cinéphiles connaissent sous les traits de Keanu Reeves) est devenu Joannah, sans que cela n'altère trop le personnage (à part qu'il a complètement lâché ses Silk Cut nicotinées, pour épargner ses poumons et ne plus enfumer que les démons). 



L’approche déstabilise davantage en ce qui concerne un personnage en particulier, Death – la petite sœur de Dream, le Marchand de sable du titre. Pas tant pour la couleur de peau que pour son look, plus «sage» et, surtout, moins marqué par son époque (celle de la BD, les années 90). Exit, la tenue goth’-punk et les résilles déchirées : Death est propre comme un sou neuf qu’on refile à Charron.

The Sandman

Mais cette incarnation anthropomorphique de la Mort – version “sympathique voisine souriante” et non «Grande Faucheuse sardonique» – n’a perdu ni son ankh ni son empathie. Le regard nostalgique qu’on a pour l’ancienne version devra s’habituer. S’adapter, lui aussi.
 
La nécessaire adaptation de tout un chacun aux inéluctables changements à venir, c’est précisément le sous-texte de cette longue saga dont le récit partira dans tous les sens... alors, aussi bien être partie prenante du changement.

Fidélité constante

Pour les autres personnages, la fidélité au récit originel est saisissante. La série respecte en tout point la chronologie des événements narrés dans les 16 premiers fascicules de la BD (réunis en deux tomes, Preludes and Nocturnes et The Doll’s House), ainsi que ses digressions, parenthèses et approches narratives.

Ce fut un lieu d'expérimentations narratives... et on dirait bien que ça va le rester. Les téléspectateurs pourraient être globalement surpris par un récit pas toujours linéaire, et en général assez peu manichéen.

Le singulier huis-clos de 24 Hours (écho au mémorable épisode 24-7) est fort bien rendu. Dans cette parenthèse, Morpheus n'apparaîtra qu'à la toute fin, tandis que la caméra explore un genre différent, plus psychologique... tout en respectant la thématique du rêve. Non plus ceux des bras de Morphée, mais les rêves en tant qu'aspirations individuelles. 

Cette fidélité n’est guère surprenante, puisque Neil Gaiman himself est aux commandes de cette adaptation, en tant qu’auteur, développeur et producteur exécutif.

Pas tout seul; il y a trois têtes, ici. Tout comme les Moires, ce trio de divinités qui depuis la Grèce antique pèse sur le Destin des hommes... et à la porte desquelles Morphée – le Sandman du titre – ira cogner dans les premiers épisodes, dans l’espoir d’obtenir quelque faveur.



Gaiman partage ses responsabilités avec David S. Goyer (The Crow 2, Dark City, Blade et la trilogie que Christopher Nolan a consacré à Batman) et le showrunner Allan Heinberg (Sex and the City, The O.C., Grey’s Anatomy et plusieurs trucs de superhéros).

Seul différence notable avec l’histoire originale : on nous impose la présence de Matthew la corneille dès le début, vraisemblablement pour sa valeur de comic relief, qui pourrait aider à amadouer un public plus large.

Précisons toutefois qu’il ne s’agit pas d’une série d’«horreur», même si le qualificatif a souvent été apposé à la BD, faute de mieux.

<em>The Sandman</em>

Cette première saison s’ouvre sur l’emprisonnement de Morpheus. Le Seigneur des rêves est l’une des sept entités immortelles régissant l’univers. Les six autres sont ses frères et sœurs, qu’on apprendra à connaître en temps et lieu...

Cauchemars en cavale

Voilà Morphée capturé – par erreur – par un gourou mystique qui jouait aux apprentis-sorcier, Roderick Burgess (Charles Dance, le papi Lannister de Game of Thrones), qui ne sait trop qui est son mystérieux prisonnier, ni qu’en faire. Ssans compter que le Marchand de sable n’a pas pour habitude de marchander...
 
Encagé dans un globe magique, à bout de force et dépourvu de pouvoirs, l’entité cosmique va végéter près d’un siècle. C’est long, même pour un immortel.

Sa longue disparition va se ressentir d’un bout à l’autre du royaume du rêve, jusque sous les couettes des dormeurs. Et parmi les humains éveillés aussi, puisque certains grands cauchemars ont profité de l’absence de leur maître pour faire leurs valises... et visiter sans supervision le pays des hommes.

Quand le Sandman parvient à se libérer, il n’est pas super content (mais l’a-t-il jamais été?). L’heure du grand ménage (de son royaume) a sonné! Mais avant, Morpheus doit retrouver ses trois attributs de pouvoir, dont sa poche de sable magique. Et pour cela... il devra se rendre (littéralement) en Enfer, où l’on croisera, sous les cornes de Lucifer, une autre comédienne rescapée de Game of Thrones : Gwendoline Christie (Brienne de Torth). Aussi calme que menaçante en suzeraine maîtrisant l’art de la diplomatie, elle porte ses ailes avec panache.

(Si on mentionne GOT, c’est aussi parce que The Sandman a tout le potentiel pour reproduire le succès populaire qu'a connu la série phare de HBO... après sa troisième saison)



Tout en colère sourde et en fragilité, Tom Sturridge (Being Julia) confère à Morphée une dimension immédiatement plus humaine que ce que proposait la BD, mais ça fonctionne. Il reste faussement impassible, avec un jeu assez intériorisé pour laisser à l’interprétation du spectateur ses desseins impénétrables.

À côté de ce personnage ombrageux brillent trois comédiens: John Cameron Mitchell (Hedwig and the Angry Inch) dans le rôle d’un sympathique drag-queen; Boyd Holbrook, derrière les lunettes fumées du Corinthien, l’un des grands cauchemars en cavale; et David Thewlis, fabuleux d’ambiguité en John Dee, pitoyable victime qu’on apprendra à aimer et détester en même temps.

La série en profite pour placer quelques pièces et personnages dont l'importance ira sans doute croissante. Le trio que forment Abel et Caïn et leur gargouille (Goldie), est très réussi, tant dans visuellement. La présence de ce trio (pour l'instant très secondaire) ou les cameos de Merv Pumpkinhead (qui la voix de Mark Hamill) porte à croire que, si la série décolle à l'antenne, les scénaristes s'amuseront à explorer tous les recoins du Dreaming, (titre de l'un des nombreux spin offs du comic) et non pas seulement l'œuvre initiale. 

Bref, aucun grain de sable ne s’est glissé dans cet engrenage onirique.

La série ne déçoit jamais les fans de cla BD. Et la richesse de ce monde à présent esquissé en chair et en rêves «en mouvements» risque d’émerveiller bien des nouveaux-venus. Y compris ce public féminin, qu’on dit moins friand de dark fantasy... (la BD est d’ailleurs réputée pour avoir une proportion très élevée de lectrices).

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