À ma connaissance et à celle des experts que j’ai consultés, non, ce genre d’estimé n’existe pas à l’heure actuelle — et il serait extrêmement difficile à faire puisque, la guerre étant ce qu’elle est, les armées russe et ukrainienne ne dévoilent pas toutes leurs opérations. Tout ce qu’on peut dire à ce sujet, c’est qu’il y en a, pour rester poli, «un sacré paquet» car l’équipement militaire est connu pour être extraordinairement énergivore. Les tanks, par exemple, passent à travers leur carburant à un tel rythme qu’ils ont besoin de réservoirs pouvant avoisiner les 2000 litres. Que l’on songe simplement, pour s’en convaincre, au fait que le modèle américain M1 Abrams brûle 38 litres à l’heure quand il… reste immobile. En mouvement, il consomme la bagatelle de 390 l/100 km. Et il y a bien pire : les avions de combat ont besoin de quelque chose comme 3000 à 4000 litres à l’heure pour fonctionner.
«La guerre est une chose horrible et très sale. Quand il y a un conflit, vous pouvez être sûr que les GES vont exploser à cet endroit», dit Christian Breede, professeur au département de science politique au Collège militaire du Canada et lui-même major dans les Forces armées (mais notons que c’est à titre de professeur qu’il s’exprime ici). Il a d’ailleurs publié un article académique sur les perspectives d’avenir des énergies vertes dans l’armée dans l’International Journal il y a quelques années.
Or si l’on ne peut pas estimer avec le moindrement de précision les GES liés à l’invasion russe pour l’instant, tout cela soulève quand même une question qui me semble diablement intéressante : jusqu’à quel point est-il inévitable que les conflits armés virent en «orgies de GES», pour ainsi dire ?
Ça l’est certainement en partie, parce que les impératifs du combat imposent une certaine logique à toutes les armées, qui fait passer la puissance militaire avant tout. Si une armée choisissait des technologies moins polluantes, mais moins performantes, elle placerait son pays dans une situation de vulnérabilité. Quand on fait face à une menace existentielle comme l’Ukraine depuis quelques mois, il est normal de se préoccuper d’abord de sa survie, et au diable les émissions de CO2. Aucun général ukrainien ne se priverait de bombarder un dépôt de carburant russe à cause des GES qui s’en dégagerait, et on comprend aisément pourquoi.
Cette logique qui fait passer les avantages opérationnels avant l’environnement est probablement ce qui explique pourquoi, dans bien des pays, les ministères de la défense sont habituellement la branche la plus polluante de leur gouvernement. Au Canada, par exemple, la défense national a émis 543 kilotonnes d’équivalent CO2 en 2019-20, alors que le deuxième ministère le plus polluant n’en a rejeté que 117 kilotonnes. Et c’est la même chose dans bien d’autres endroits, notamment aux États-Unis.
Cela dit, cependant, on aurait tort de croire que les armées ne s’intéressent pas aux énergies renouvelables. Il y a des efforts qui sont faits — la défense national canadienne a réduit ses émissions de 31 % depuis 2005 —, en partie parce que les militaires tentent de faire leur part pour limiter les changements climatiques, dit M. Breede. Mais aussi, fait intéressant, parce que les énergies vertes peuvent avoir des avantages militaires.
«Au niveau opérationnel, explique-il, on voit bien en Ukraine quel genre de défi logistique la guerre peut représenter. Il faut transporter de grandes quantités de munitions et de carburant, les conserver dans des dépôts, etc. [ndlr : cela représente des vulnérabilités parce que l’armée ennemie va toujours tenter de détruire ces dépôts. L’armée ukrainienne, bien que très inférieure en nombre et en équipement, a remporté de forts succès en chamboulant les chaînes d’approvisionnement de l’armée russe.] Si on pouvait faire disparaître une partie de ces vulnérabilités d’un coup de baguette magique [pas besoin de dépôts de carburant si la flotte est électrique, ndlr], imaginez à quel point on serait plus efficace !»
En outre, ajoute M. Breede, les moteurs électriques laissent moins d’indices de leur présence que les véhicules à essence (bruit et fumée, principalement). «L’idée d’un véhicule qui serait silencieux et qui n’aurait pas à faire le plein, c’est très attirant d’un point de vue tactique», dit-il.
Il y a donc des efforts de recherche qui sont faits un peu partout dans le monde pour intégrer les énergies vertes aux opérations militaires. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire, admet Mariya Marinova, professeure de génie chimique au Collège militaire, pour toutes sortes de raisons. Le bioéthanol, par exemple, est un carburant bien connu qui est carbo-neutre, mais «on doit le mélanger avec de l’essence normale parce qu’il n’a pas les bonnes propriétés [ndlr : les performances du moteur en souffrirait]».
«Il faut aussi que les carburants répondent aux normes militaires, ajoute-t-elle, et il faut s’assurer que le carburant se vend à un prix concurrentiel. (…) C’est aussi important d’avoir un approvisionnement stable et sécuritaire parce que l’armée en consomme de grandes quantités, et il faut regarder si le biocarburant est fabriqué à partir de déchets et de résidus, parce qu’on ne veut pas couper des arbres pour ça.»
Mais les Forces canadiennes, comme les autres, travaillent quand même à réduire leur empreinte carbone de toutes sortes de manières (mix d’énergies nucléaire, éolienne et solaire, capture et stockage du carbone, efficacité énergétique des bâtiments, etc.), assure Mme Marinova.
Restera à voir jusqu’à quel point les armées du monde y parviendront dans le futur...
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