Chronique|

Les rince-bouche empirent-ils vraiment la résistance aux antibiotiques ?

SCIENCE AU QUOTIDIEN / «On parle souvent de la résistance des bactéries aux antibiotiques et de l’évolution de “super-bactéries”. On nous dit à quel point il est important de ne pas sur-utiliser les antibiotiques, pour ne pas empirer cette résistance. Et pourtant, on nous conseille aussi de nous laver la bouche quelques fois par jour pour éliminer les bactéries de notre bouche. N’est-ce pas là un comportement qui pourrait favoriser l'apparition de ces super-bactéries ?» demande Éric Michaud, de Québec.


Les avertissements au sujet de l’usage massif et continuel d’antibiotiques ne sont pas des fariboles. Cela crée en effet ce que les biologistes appellent une «pression de sélection» qui va avantager les bactéries qui possèdent certaines mutations leur permettant de résister à de plus grosses doses d’un antibiotique donné. À long terme, cette résistance peut devenir presque complète — l’antibiotique ne fait presque plus rien — et certaines souches bactériennes peuvent acquérir des résistances à plusieurs médicaments différents. Ce sont les «super-bactéries».

Or les antibiotiques figurent parmi les avancées médicales les plus importantes de l’histoire. Il faut absolument qu’ils conservent leur efficacité. Avant leur arrivée — le tout premier, la pénicilline, fut découvert en 1927 —, un simple bobo pouvait avoir des conséquences dramatiques s’il s’infectait avec une souche très virulente de pathogènes. Ce n’est pas pour rien qu’ils eurent des effets quasi-miraculeux sur l’évolution de la mortalité au cours du XXe siècle, comparables à ceux des mesures d’hygiène publique (comme les égouts) et des vaccins.

Tenez, voyons-en juste un petit exemple : une étude historique a montré qu’en Suède, la mortalité causée par ce que les médecins appellent la «septicémie puerpérale» (forte fièvre provoquée, chez un nouveau-né, par des bactéries s’étant introduites dans l’utérus de la mère) s’est littéralement écrasée après l’introduction des sulfamidés, une catégorie d’antibiotiques. Avant cela, ces infections tuaient entre 100 et 170 bébés par 10 000 naissances vivantes ; l’usage des sulfamidés a commencé à se répandre dans les hôpitaux suédois vers 1939 et, dès la période 1941-46, la septicémie puerpérale ne tuait plus que 45 poupons par 10 000 naissances vivantes. Et à la fin des années 1940, lorsque l’usage de cet antibiotique eut fini de se généraliser en Suède, ce taux avait de nouveau chuté drastiquement jusqu’à environ 6 / 10 000.

On pourrait multiplier les exemples comme celui-là pour des tonnes de maladies allant de la scarlatine à la méningite en passant par la tuberculose, la septicémie (infection générale du sang), la pneumonie (d’origine bactérienne), etc. C’est plus difficile à réaliser de nos jours parce qu’on n’a pas connu cette époque où les infections bactériennes tuaient beaucoup de gens, mais les antibiotiques sont un outil essentiel de la médecine moderne. Et cela signifie qu’à cause de l’apparition de souches résistantes, ou même multirésistantes, certains patients sont beaucoup plus difficiles à traiter, voire périssent alors qu’ils auraient été relativement faciles à soigner sans cette résistance bactérienne. Le fait que nous soyons en train de «perdre», pour ainsi dire, certains antibiotique n’est décidément pas une bonne nouvelle.

Alors la question que M. Michaud me soumet est excellente : comment se fait-il, dans ces circonstances, que l’on fabrique encore tant de dentifrices et de rince-bouches qui tuent les bactéries ? Ne joue-t-on pas à un jeu dangereux ?

Heureusement, il existe une réponse tout aussi excellente à cette question. C’est simplement que les molécules qui tuent les bactéries dans les rince-bouches ne sont justement pas des antibiotiques, mais plutôt des antiseptiques. «Il y a une grande différence entre les deux, mentionne Jean Barbeau, microbiologiste à la Faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal. 

«En général, les antibiotiques sont synthétisés par des bactéries ou par des levures, donc ils sont déjà présents dans le monde microbien [les microbes s’en servent pour combattre d’autres microbes d’espèces différentes]. On se trouve simplement à les isoler et à les imiter. Mais les antiseptiques et les désinfectants, eux, ne sont habituellement pas des molécules fabriquées par des bactéries, ils sont synthétisés par l’humain. 

«Et une autre grande différence, c’est que les antibiotiques visent des cibles très spécifiques alors que les antiseptiques et les désinfectants ratissent beaucoup plus large, au point où ils pourraient même être toxiques pour les cellules humaines à des concentrations élevées.»

Par exemple, la pénicilline est produite par un champignon microscopique, Penicillium rubens, ainsi que quelques autres de la même «famille» — laquelle inclut par ailleurs les champignons qui donnent le fromage bleu et le camembert, mais si ceux-ci ne produisent pas les mêmes antibactériens. La pénicilline réagit avec l’espèce de «carapace» que beaucoup de bactéries possèdent et y perce des trous, ce qui tue le microbe. Et comme les cellules humaines ne sont pas munies d’une telle carapace, cet antibiotique ne leur fait pratiquement rien.

Les antibiotiques sont tous basés sur ce principe : attaquer une cible précise qui n’est présente que chez la bactérie mais pas chez l’humain, afin de minimiser les effets secondaires (même s’il peut y en avoir quand même). Or c’est justement cette précision qui est le «problème», ici, car elle implique que la bactérie n’a pas besoin de muter beaucoup de gènes pour développer une résistance.

Par comparaison, «les antiseptiques et les désinfectants ont des modes d’action beaucoup, beaucoup plus large, dit M. Barbeau. Ils peuvent agir par oxydation [une réaction chimique capable d’attaquer beaucoup de molécules différentes], ça peut être des acides très forts ou des bases très fortes, donc les antiseptiques ont un mode d’action qui est très général». Et c’est ce qui fait qu’ils engendrent somme toute peu de résistance : pour les tolérer, les microbes doivent muter de plein de manières différentes en même temps, ce qui est beaucoup plus ardu, voire souvent pratiquement impossible.

La seule exception à la règle, ou à peu près, est le triclosan, dit M. Barbeau. Il s’agit d’un antiseptique qui, contrairement aux autres, a un mode d’action très étroit, similaire à celui de certains anitibiotiques : il s’attaque à un enzyme dont les bactéries se servent pour produire des acides gras et qui est essentiel pour elles, mais pas pour les cellules humaines. Et le pire, c’est que les bactéries qui «apprennent» à tolérer le triclosan acquièrent souvent, en même temps, une certaine résistance contre des antibiotiques.

«On a étudié le triclosan dans notre laboratoire et, effectivement, il y a une possibilité pour que ça donne aux bactéries une résistances croisée à d’autres antibios, dit M. Barbeau. Lorsque la FDA a classé le triclosan comme une molécule préoccupante, c’était surtout à cause de ça, parce que c’est une molécule qui a été utilisée à peu près partout, dans les jouets, les vêtements, les rince-bouche, etc. La résistance croisée n’est pas outrageusement forte, mais c’est suffisant pour qu’on se dise qu’on ne peut pas se permettre d’utiliser du triclosan trop largement.»

Il existe encore des dentifrices et des rince-bouche qui contiennent du triclosan. Ceux qui se soucient de la résistance bactérienne peuvent en choisir qui en sont exempts — même si, comme le disait M. Barbeau, ça n’est pas non plus un facteur majeur de résistance.

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