Chronique|

Le syndrome de la «toile» blanche

CHRONIQUE / Tout créateur ou créatrice l’a déjà vécu: autant pour l’artiste qui peint ou qui sculpte que pour celui qui écrit, se retrouver face à la matière encore non explorée peut générer un instant d’angoisse. Cet inquiétant moment où l’inspiration se fait attendre n’a pas de durée préalablement prescrite. Tant et aussi longtemps qu’on ne plonge pas dans l’inconnu, le niveau d’incertitude augmente traîtreusement. Il faut alors se lancer sans plus attendre !


Avant de contracter la vilaine bactérie mangeuse de chair et de perdre mes deux outils de travail, mes deux mains, il était rare que je ressente cette pointe d’anxiété avant de commencer un projet. Faut dire qu’à cette époque, je savais toujours dans quoi je m’embarquais.

Peintre scénique à Montréal, j’étais embauchée pour participer à la réalisation de décors parfois grandioses. Chaque fois, rien n’était laissé au hasard. Un concepteur planchait sur les plans bien avant que nous ayons à reproduire ses dessins. Toujours en équipe, on utilisait des rétroprojecteurs pour tracer les grandes lignes. Ensuite, on se partageait les étapes en prenant soin d’utiliser les talents de chacun aux bons endroits.



Je me souviens de cette période riche en apprentissages où je pouvais me retrouver à peindre une toile de 40 pieds de long par plus de la moitié en hauteur. Aucun mur de l’atelier ne pouvait accueillir ce type de format, mais l’immense surface du plancher, oui. On travaillait donc assis directement sur le canevas géant en évitant les parties fraîchement peintes. Pour obtenir une vue d’ensemble, il fallait monter en haut d’un grand escabeau pour comparer le résultat avec l’illustration fournie.

Avide de créer moi-même les concepts que j’allais peindre, j’ai lancé mon entreprise de peinture artistique à Trois-Rivières. Continuellement abreuvée d’inspiration fournie par les commandes de mes clients, le syndrome de la toile blanche ne m’a pas plus habité.

Un an plus tard, on m’amputait aux deux bras et aux deux jambes.

Encore hospitalisée, je fondais en larme chaque fois que j’osais penser à mon art. Bien sûr, ce n’était pas le manque d’inspiration qui me troublait, mais bien la terreur ressentie en croyant que mon talent s’était évanoui au même moment où mes membres avaient nécrosé.



Je ne peux cibler les bons mots pour décrire le sentiment d’impuissance et de vulnérabilité que j’ai vécu tant l’énormité de ce qui m’arrivait me paraissait surréaliste. J’avais toujours existé, subsisté grâce à ce que mes mains arrivaient à faire, je ne pouvais me résoudre à endurer la fin de tant de choses, en plus d’y ajouter la fin de mon art.

Si j’ai pleuré!

Pour me consoler, mon amoureux toujours à mes côtés me disait que j’allais être capable de peindre à nouveau. Je l’entendais, j’appréciais son optimisme, mais l’information n’arrivait pas à percer mes doutes. Je ne le croyais tout simplement pas, mettant ses encouragements sur le dos de l’amour qu’il me portait.

À ma sortie de l’hôpital, on avait fait le choix que je retourne à la maison avant d’aller en réadaptation. Encore ébranlée par les évènements et par le printemps manqué, j’avais viscéralement besoin de goûter l’été en famille pour me reconstruire. La meilleure des décisions. Mais comme je n’avais toujours pas de prothèses, mon amoureux eut l’idée de fixer un crayon à mon moignon à l’aide de ruban adhésif pour que je puisse dessiner.

Je me suis retrouvée devant une feuille blanche. Fébrile, inquiète et euphorique à la fois. Et je me suis lancée. La petite fleur que j’ai griffonnée ce jour-là a été bien plus qu’une incroyable surprise, elle m’a donné beaucoup d’espoir.

J’anticipais néanmoins le jour où mes prothèses allaient me permettre de peindre. J’avais terriblement peur d’être déçue, de constater l’ampleur du défi à relever et de me décourager par le résultat moyen ou pire, médiocre. Puisque je ne pouvais plus me rendre dans mon atelier au sous-sol le temps qu’un élévateur remplace l’escalier, mon vaillant partenaire m’avait installé un chevalet dans la salle à manger avec tout le matériel dont j’avais besoin.



J’ai chaussé mes prothèses de jambes pour me tenir debout et faire face à ma toile, encore blanche.

J’ai enfilé mes prothèses de bras et sans plus attendre, j’ai saisi le manche de mon pinceau pour tremper les poils dans la peinture préalablement disposée sur la table. Le mouvement similaire à mes gestes d’autrefois m’a redonné juste assez de confiance pour me lancer. Je savais exactement ce que j’allais peindre; la petite fleur créée à même mon moignon allait me servir d’inspiration pour cette première toile. Je l’ai intitulée «Renaissance».

Loin d’être à court d’idées, les toiles se sont succédé les unes après les autres. J’ai eu envie de peindre les couleurs de la vie au travers des fleurs et des fruits tout en jetant mes tristesses sur des toiles plus grisâtres. Tranquillement, mon style s’est précisé, et au rythme de mes nouvelles capacités, les formats se sont agrandis.

Tout naturellement, les thèmes de la différence et de la résilience ont teinté mon inspiration. Puis, une première toile mettant en scène une île sur laquelle pousse un seul pommier aux couleurs éclatantes a alors émergé dans un camaïeu de grisaille. Par ce petit lopin de terre entouré d’eau, je sentais que je pouvais symboliser la solitude que m’impose parfois mon handicap si singulier, mais aussi, souligner que les petits bonheurs continuent d’exister.

Ç’a été le coup de départ pour une série de toiles qui repoussent chaque fois, le syndrome de la toile blanche.

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