Cette histoire commence en juin, lorsqu’un dénommé Niko Atsaidis a décidé de se farcir cinquante poutines dans autant de restaurants et casse-croûtes de la province afin d’établir son palmarès.
Pendant sept jours consécutifs, le contenu de son assiette s’est résumé au mélange dont plusieurs se targuent d’avoir inventé la recette, c’est-à-dire des frites, du fromage en grains et de la sauce brune, la classique.
Le tiktokeur, dont le compte totalise quelque 31 700 abonnés, s’est concocté une route des poutines comme d’autres s’offrent la tournée des vignobles. Parmi les adresses au menu de son périple indigeste, il y avait celle de Les Couleurs de la terre.
Le gars n’a manifestement pas regretté d’avoir fait le détour jusqu’à cette ferme du chemin de la Grande-Rivière Nord. Il a donné une note parfaite à sa poutine en plus de lui accorder la première place de son Top 5.
Les propriétaires Patricia Claveau et Guy Fradette sont très contents... et agréablement dépassés par la situation. Le bouche-à-oreille version 2.0 ne fait que commencer. D’abord, une mise en bouche.
Les Couleurs de la terre, c’est cinq hectares et 35 variétés de pommes de terre vendues à la ferme agrotouristique de Yamachiche et au Marché Godefroy, à Bécancour.
J’ai eu droit à un véritable cours Patate 101 en compagnie de Patricia qui m’a initiée aux «comportements à la cuisson» du légume avec lequel on ne fait pas n’importe quoi, n’importe comment. Pour obtenir une frite croustillante à l’extérieur et tendre à l’intérieur, il faut privilégier la chair farineuse. L’huile reste dans la friteuse plutôt que d’imbiber et de ramollir les frites. Et nos fesses.
«Voulez-vous y goûter?», avait la gentillesse de demander Guy Fradette lorsque des clients se présentaient à son premier kiosque du Marché Godefroy, il y a quelques années déjà. Celui qui est aussi biologiste leur vendait un sac de patates tout en leur offrant une frite fraîchement sortie de la petite friteuse apportée de la maison.
L’essayer, c’est l’adopter. À la demande générale, la poutine s’est imposée, tant au marché qu’à la cantine de la ferme ouverte au public depuis l’été 2020.
Le tiktokeur maintenant.
Patricia Claveau n’avait jamais entendu parler de lui avant d’apprendre qu’il était passé chez elle le vendredi 24 juin pour tester sa 44e ou 45e poutine de la semaine.
Le type ne s’est pas annoncé à l’avance. Il a commandé et payé sa poutine comme tous les autres clients, s’est filmé en train de la manger et de commenter la bouche pleine, puis est reparti. Ni vu ni connu.
Dès le lendemain de son passage, des personnes ont commencé à parler à Patricia d’une vidéo mise en ligne sur TikTok. Celle-ci n’y a pas vraiment prêté attention jusqu’au dimanche 26 juin, lorsque des clients, plus nombreux que la veille, lui ont dit que sa poutine avait gagné le coeur – et le ventre – d’un certain Niko.
Le kiosque est fermé du lundi au mercredi inclusivement. Malgré cela, le téléphone s’est mis à sonner sans arrêt chez les Claveau-Fradette. Du matin au soir.
«Est-ce que c’est ouvert? Quelle est votre adresse?»
Le couple a compris qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Prévoyants, ils ont contacté leur fournisseur, Fromage Warwick.
«On s’est préparés du mieux qu’on a pu, sans savoir ce qui s’en venait.»
D’ordinaire, un samedi par exemple, Patricia et Guy accueillent à Yamachiche entre 200 et 300 amateurs de poutines. C’est beaucoup considérant le fait que leur casse-croûte n’est pas situé sur la route principale. Il faut remonter dans les terres, à plus ou moins 10 kilomètres du village. Cela dit, lorsqu’on a faim pour une poutine, ce n’est pas la distance ni le prix de l’essence qui nous font revirer de bord.
Après la publication du gourmet vantant la poutine de Les Couleurs de la terre», le nombre de clients est passé à 1000 le jeudi 30 juin, puis à 2000 le vendredi. Même chose le samedi et le dimanche. Quasi instantanément, jusqu’à dix fois plus de poutines ont été préparées. Et mangées.
«C’est fou!», concède Patricia en précisant que des gens sont venus expressément de Québec, de Sherbrooke, du Saguenay, de Mirabel et même de l’Abitibi pour tester à leur tour cette poutine. Des touristes d’Ottawa, de Toronto, de la Floride et de Philadelphie ont quant à eux profité de leur visite par chez nous pour ajouter Yamachiche à leur circuit.
(Re)fou.
Je vous rappelle à ce stade-ci de l’histoire que ce raz-de-marée chez de sympathiques producteurs de patates origine de l’avis personnel d’un seul individu. Résultat: des milliers de personnes sont montées dans leur voiture pour se rendre dans leur coin de pays.
Fascinant.
La puissance des réseaux sociaux échappe aussi à Patricia qui assure n’avoir pas paniqué en voyant tous ces jeunes et moins jeunes attendant patiemment en file, parfois pendant trente minutes, avant de pouvoir passer leur commande.
«Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais sur TikTok, votre poutine est arrivée première. J’espère qu’elle est bonne pour vrai. J’ai fait deux heures d’auto», ont-ils répété à la femme qui s’amuse en me décrivant la scène.
Le frigo et le congélateur remplis de gnocchis, patachinis, de sachipapas et autres mets composés des pommes de terre cultivées dans les champs se sont également vidés sous les yeux éberlués de Patricia. Du jamais-vu.
L’agronome et son conjoint ne sont pas près d’oublier cette fin de semaine où ils ont pu compter sur leurs employés, enfants et amis pour brosser les patates, les couper en frites et plonger le tout dans les friteuses. Sans parler de la vaisselle à laver.
La fameuse poutine de Les Couleurs de la terre n’est pas présentée dans un vulgaire plat en styromousse ou en aluminium. Elle mérite mieux que cela. L’environnement aussi. Aussi, c’est plus savoureux dans un vrai bol. Je parle en connaissance de cause. J’ai déjà goûté – et adoré – cette poutine bien avant qu’un tiktokeur tente de m’influencer.
Patricia et son conjoint s’attendent de vivre un été fort occupé.
«La tête nous tourne pas mal. Nous sommes en mode préparation et solution.
Je pense qu’il y aura un avant et un après TikTok.»
Pratiquement tous les clients des derniers jours leur ont dit qu’ils allaient revenir dans ce décor bucolique où on ne risque pas de manquer de patates.
Tant mieux. Il en faut beaucoup pour combler notre envie d’une poutine et pas n’importe laquelle. La meilleure.