Chronique|

Indispensable immigration

Pour les résidents de Carpe Diem, l’apport des travailleurs étrangers est inestimable, alors que près du tiers des employés sont européens. Ici, on voit de gauche à droite, les intervenantes Élise Roucairol et Caroline Rousseau, toutes deux originaires de la France, avec Pierre Martin et sa femme Suzanne Lemire qui est résidente de la Maison Carpe Diem. À l’avant-plan, Charlotte Berjon, aussi originaire de la France.

CHRONIQUE / L’après-midi s’anime à la Maison Carpe Diem de Trois-Rivières. Les résidents de cette ressource spécialisée pour personnes atteintes d’Alzheimer sont invités à se joindre à une petite partie de pétanque. C’est l’idée de l’intervenante Élise Roucairol. Arrivée de Marseille il y a quelques mois à peine, la jeune femme de 24 ans ne pouvait pas laisser de côté sa traditionnelle pétanque pour animer le groupe. À ses côtés, ses compatriotes françaises Charlotte Berjon et Caroline Rousseau lui fileront un coup de main pour tirer et pointer. Ici comme ailleurs, l’apport des travailleurs arrivés de l’étranger n’est plus seulement apprécié, il est essentiel au bon fonctionnement des services offerts par l’organisme.


Il y a quelques années, on comptait sur la main-d’œuvre étrangère dans seulement certains secteurs du monde du travail au Québec, dont principalement le milieu agricole. Aujourd’hui, avec la pénurie de main-d’œuvre qui ne cesse de s’aggraver, plus aucun secteur ne peut prétendre qu’il n’a pas déjà songé à avoir recours aux travailleurs étrangers. Des soins de santé aux technologies de l’information en passant par le service à la clientèle, l’ingénierie, la mécanique... et même l’Église, tous les milieux essaient de tirer leur épingle du jeu. Et si le débat entourant l’immigration fait couler beaucoup d’encre ces jours-ci quant à la protection de la culture québécoise et de l’imposition d’un seuil maximal d’immigration, les employeurs clament de leur côté qu’il faut que les processus d’accès aux visas et les démarches d’immigration soient davantage allégés pour faciliter l’arrivée de ces travailleurs devenus essentiels.

Chez Carpe Diem, ce sont pas moins de douze intervenants sur les quarante employés qui proviennent de France, de Suisse ou de Belgique. Non seulement la ressource ne parvenait plus à trouver l’expertise nécessaire ici pour combler les besoins, mais elle estime que les efforts mis sur les démarches pour faire venir une personne, même si c’est seulement pour deux ans, valent davantage la peine que de continuellement devoir recruter des personnes ici qui ne pourront répondre à l’expertise de Carpe Diem.



En ce moment, la ressource permet d’héberger quinze résidents, mais elle offre aussi des services de jour et du soutien à domicile. En tout, ce sont plus de cent familles qui sont aidées par Carpe Diem. «Si nous n’avions pas les travailleurs étrangers, il faudrait amputer quelque part dans notre approche, dans notre offre de services. Or, les besoins les plus criants sont vers le soutien à domicile. On ne veut pas couper nulle part. Sans les personnes de l’étranger, on serait en pénurie, complètement», signale Charlotte Berjon, qui travaille chez Carpe Diem depuis maintenant 15 ans et qui a obtenu sa citoyenneté canadienne il y a déjà quelques années.

À quelques kilomètres de là, à l’Évêché de Trois-Rivières, l’abbé Stanislas Ebarra Etou occupe le poste de chancelier depuis un peu plus de trois ans maintenant. Originaire du Congo-Brazzaville, l’abbé est arrivé au Québec en 2015, après avoir été diacre dans une paroisse reculée du Congo, et après avoir longtemps étudié dans son pays d’origine, mais également au Cameroun et en France. L’opportunité de venir s’établir au Canada pour poursuivre ses études et les activités de l’Église ici lui apparaissait comme une belle chance, le jour où cette possibilité a été discutée entre l’évêque de sa région d’origine et l’évêque du Diocèse de Trois-Rivières.

L’abbé Stanislas Ebarra Etou est l’un des nombreux prêtres étrangers venus travailler dans le diocèse de Trois-Rivières.

Ce n’est plus un secret pour personne: l’Église peine à former des prêtres afin de poursuivre les activités dans les paroisses, et les diocèses se tournent de plus en plus vers l’étranger pour combler les besoins. En Mauricie, des prêtres d’origine africaine mais également venus de l’Amérique latine sont maintenant actifs dans plusieurs paroisses, et leur présence est essentielle pour les croyants qui souhaitent pouvoir être accompagnés pour vivre leur foi.

«L’immigration est une des solutions pour combler les besoins, mais ça dépend aussi de plusieurs facteurs. Pour certains d’entre nous, ça peut demander beaucoup d’adaptation. Par contre, par principe, l’Église est universelle. Elle est aussi particulière par rapport aux réalités de chaque pays, de chaque paroisse. Mais on professe la même foi, la même doctrine», indique l’abbé Stanislas.



Si pour certains, comme Charlotte Berjon, l’arrivée il y a quelques années a semblé plus facile en raison des délais plus courts liés au processus d’immigration, plusieurs remarquent que les démarches se sont alourdies au cours des dernières années et déplorent cette lourdeur administrative. Pour sa collègue Caroline Rousseau, les procédures pour obtenir son statut de résidente permanente, au-delà des deux ans de son visa de travail fermé, sont entamées, mais demanderont encore des mois. Parfois, certaines personnes se découragent lorsque le visa de travail expire.

«Les travailleurs venus de l’étranger sont devenus indispensables pour nous, mais il y a beaucoup de tracasseries administratives. Nous n’avons plus besoin de faire la preuve qu’il manque de main-d’oeuvre au Québec. Cette lourdeur, pour moi, elle est inacceptable quand on voit la difficulté qu’on a à recruter. Il faut qu’on nous aide un peu, qu’on nous ouvre des portes. Ces femmes venues de l’Europe n’ont pris l’emploi de personne ici, mais en plus elles permettent de continuer à donner des soins de qualité aux gens de chez nous», constate Nicole Poirier, directrice et fondatrice de la Maison Carpe Diem.

Caroline Rousseau et Élise Roucairol, intervenantes originaires de France et qui oeuvrent à la Maison Carpe Diem, accompagnent le résident Raymond Trépanier dans les tâches quotidiennes de la maison.

Cette lourdeur, on la ressent aussi au Groupe Bellemare, qui s’est tourné vers le recrutement international en mars 2021 pour combler différents postes de manoeuvre et opérateur d’usine, de même qu’en mécanique de machinerie lourde et de véhicules lourds. Les affichages de postes qui ne recevaient aucun CV au Québec ont généré plus de 4000 candidatures provenant des pays du Maghreb. Quatre employés de la Tunisie, du Maroc et de l’Algérie sont attendus prochainement chez Bellemare... mais les démarches administratives s’allongent.

«Pour nous, ça a aussi des impacts financiers. Nous avons évidemment besoin de ces travailleurs pour nos activités. Mais pour pouvoir bien les accueillir, nous avons aussi loué et meublé des logements qui sont prêts à les accueillir, mais que nous payons un peu dans le vide pour le moment», explique Carmélia Pépin-Dubuc, coordonnatrice aux ressources humaines.

Pour Bellemare, l’arrivée prochaine de ces nouveaux employés est devenue l’affaire de toute une entreprise, et pas juste des ressources humaines. «C’est devenu un projet collectif, l’ensemble des employés ici s’impliquent. Plusieurs ont contribué à meubler les appartements de leurs nouveaux collègues, ils ont aidé à déménager les meubles et tout installer. Tout le monde s’implique pour bien les accueillir, eux et leurs familles», considère Mme Pépin-Dubuc, qui relate qu’une seconde mission de recrutement se déroulera bientôt, au Cameroun. «L’immigration pour nous, c’est devenu incontournable, car ça représente un grand bassin de travailleurs très qualifiés», ajoute-t-elle.

Carmélia Pépin-Dubuc, coordonnatrice des ressources humaines chez Groupe Bellemare.

Bien qu’on ne mise pas uniquement sur le recrutement international pour combler les besoins de personnel au CIUSSS de la Mauricie-et-du-Centre-du-Québec, le plus gros employeur de la région ne cache pas que cette avenue est aussi devenue importante pour recruter, spécialement pour les postes d’infirmières et préposées aux bénéficiaires. Or, plus de 150 titres d’emplois oeuvrent au CIUSSS et pour certains de ces titres, l’immigration deviendra bientôt incontournable, évoque le directeur aux ressources humaines, communications et affaires juridiques, Antranik Handoyan.



«Ce n’est pas la seule action que nous posons, mais ça en fait partie. Seulement pour les infirmières, peu importe le nombre de finissantes qui termineront leur formation cette année, ce ne sera pas assez pour combler les besoins», indique M. Handoyan, rappelant que des candidates à l’exercice de la profession d’infirmière se font déjà recruter sur les bancs d’école pour travailler en même temps qu’elles font leurs études.

Dans les dernières années, le CIUSSS a pu recruter quelques infirmières à l’international, soit 17 en 2019-2020, 12 en 2020-2021 et environ 11 dossiers sont à l’étude pour 2021-2022. Si la pandémie n’a pas aidé à ce recrutement, on compte mettre les bouchées triples cette année. On vise le recrutement de pas moins de 50 infirmières à l’international, sur les 200 infirmières que l’on prévoit embaucher en tout. Actuellement, il manque plus de 400 infirmières au CIUSSS MCQ.

Or, dans le cas du système de santé, le recrutement à l’international se fait par le biais de la plateforme Recrutement Santé Québec, qui bénéficie d’un processus simplifié. Une fois la personne arrivée au pays, le CIUSSS agit en partenariat avec des organismes comme le Service d’accueil aux nouveaux arrivants (SANA) ou des organismes comme Accompagnement Québec et le Carrefour Jeunesse-Emploi pour favoriser son intégration.

Par ailleurs, 21 médecins recrutés à l’international sont encore en parrainage sur notre territoire, c’est-à-dire qu’ils exercent avec un permis restrictif lié à l’établissement pour une période de trois à cinq ans. De ce nombre, la très grande majorité, soit 18, est liée à une spécialité et seulement trois exercent la médecine de famille.

Le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, mais également ministre de l’Immigration Jean Boulet, est bien au fait des défis auxquels font face les employeurs, et de la lourdeur administrative que certains rencontrent encore. Il rappelle toutefois que son gouvernement a pu négocier avec Ottawa l’assouplissement des mesures de recrutement du Programme des travailleurs étrangers temporaires pour pas moins de 287 corps de métiers. Tous ces métiers peuvent maintenant bénéficier de permis de trois ans au lieu de seulement deux, n’ont plus à faire la preuve de l’impossibilité de recruter en ayant recours à un affichage d’un mois et ne sont plus soumis à une limite de 10% de travailleurs bénéficiant du programme.

«Malgré ça, pour certains, ça prend encore trop de temps en raison du dédoublement des compétences avec Ottawa. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on négocie pour obtenir le rapatriement des pouvoirs, ce qui allégerait les processus. Alors oui, on a fait d’importants pas vers l’avant, mais il en reste à faire», considère le ministre Boulet.

Ce dernier invite d’ailleurs les entreprises qui souhaitent se tourner vers le recrutement international à participer à des missions de recrutement, dont certaines sont menées par la Société de développement économique de Drummondville. Il rappelle par ailleurs que les services d’immigration ont été régionalisés et que des ressources sont maintenant disponibles dans toutes les régions pour accompagner les entreprises et les nouveaux arrivants.

Bien que l’immigration ne demeure pour lui qu’une option parmi d’autres pour contrer la pénurie de main-d’oeuvre, Jean Boulet dit être particulièrement fier d’avoir mis en place un programme qui permettra aux étudiants étrangers d’être exemptés des droits de scolarité supplémentaires lorsqu’ils entreprennent des études postsecondaires en région, soit une enveloppe de 80 M$ sur quatre ans.

«Les étudiants étrangers représentent un potentiel humain extraordinaire pour la main-d’oeuvre en région. Lorsque j’ai visité l’Université du Québec à Rimouski, on m’expliquait que 75% des étudiants étrangers qui terminent leurs études restent une fois le diplôme complété. Pour les années à venir, ce sera le mot d’ordre au Québec pour contrer la pénurie de main-d’oeuvre: la formation et le rehaussement des compétences», croit le ministre Boulet.