Chronique|

Qui a eu le «premier» cerveau ?

SCIENCE AU QUOTIDIEN / «Le cerveau, comme organe, est apparu quand, comment et pourquoi dans l’évolution du vivant ?», demande Pierre Lemieux, de Québec.


De manière générale, le cerveau nous vient du fait que les animaux ont besoin de se déplacer pour survivre, dit Yves De Koninck, chercheur en neurosciences à l’Université Laval et directeur du centre de recherche CERVO. Ils devaient donc intégrer ce qu’ils percevaient dans leur environnement afin de moduler leur trajectoire ou leur comportement en conséquence, et c’est pour cela que le cerveau est apparu. On pourrait aussi dire, a contrario, que ce n’est pas un hasard si les plantes et les éponges (des animaux extrêmement primitifs qui ne bougent pas) en sont universellement dépourvues.

Et ce besoin, bien sûr, est devenu particulièrement criant à partir du moment où les animaux ont commencé à se manger entre eux. À cet égard, notons que les plus vieux fossiles d’animaux dotés d’yeux remontent à environ 525 millions d’années, ce qu’un article paru dans Current Biology présentait en 2016 comme «la première indication claire de la présence de tissus nerveux».

Mais voilà, M. De Koninck souligne aussi un fait intéressant qui permet de retourner jusqu’aux ultimes origines du cerveau, et même avant cela, à l’origine des neurones eux-mêmes. Cette capacité à se déplacer, en effet, existe également chez les organismes unicellulaires, qui ne peuvent évidemment pas avoir de cerveau ni de neurone puisqu’ils sont constitués d’une seule cellule. Et malgré cela, ils sont capables de percevoir des obstacles et de changer de chemin.

«Par exemple, illustre M. De Koninck, la paramécie [un unicellulaire, ndlr] a des cils sur sa membrane qui battent et qui la font avancer. Mais quand elle heurte un obstacle, ça déforme sa membrane, ça ouvre des canaux ioniques [des micro-ouvertures sur la membrane qui laissent passer certaines molécules très spécifiques et porteuses d’une charge électrique], et les cils se mettent à battre dans l’autre sens.» Essentiellement, quand les premiers «canaux ioniques» s’ouvrent sur le site d’impact, ils déclenchent l’ouverture d’autres canaux ioniques voisins, lesquels font s’ouvrir leurs voisins à eux, et ainsi de suite. C’est ce qui donne le signal aux cils de battre dans l’autre sens.

Or, poursuit le neurochercheur, ce genre d’ouverture de canaux ioniques en succession est exactement ce qui se passe le long des neurones quand ils transmettent un signal. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes sortes de canaux (ceux de la paramécie font passer des ions calcium Ca2+ alors que nos neurones se servent plutôt d’ions sodium Na+ et potassium K+), mais le principe de base est le même : des canaux qui s’ouvrent et se ferment successivement sur la membrane, un peu à la manière d’une foule qui «fait la vague». C’est donc dire que nos neurones se servent de mécanismes très anciens, qui existaient déjà chez les unicellulaires, et qui ont été récupérés par l’évolution quand des organismes plus grands ont eu besoin d’un «cerveau».

Maintenant, je mets des guillemets autour du mot cerveau parce qu’il n’est pas toujours clair qu’un terme aussi fort convienne bien pour tous les animaux — chez l’escargot, indique M. De Koninck, le «cerveau» est en fait un simple ganglion composé d’une douzaine de neurones seulement. Mais disons que ce genre d’«organe» a pu servir de point de départ, que l’évolution a progressivement raffiné par la suite.

D’abord, au fil de l’histoire de la vie sur Terre, les neurones eux-mêmes se sont beaucoup spécialisés. Chez certains animaux très primitifs comme les cnidaires (la «famille» des méduses), les neurones servent à la fois à la perception et à la motricité, mais chez les animaux plus évolués comme nous, ils servent généralement soit à l’un, soit à l’autre

À mesure que les organismes ont grossi et ont évolué, leurs cerveaux sont devenus plus gros et plus sophistiqués eux aussi. Mais pour finir par aboutir sur le cerveau humain, explique M. De Koninck, l’évolution a dû passer par deux étapes particulièrement importantes. «Ce qui distingue le cerveau des mammifères, dit-il, c’est le développement du cortex [la «couche» extérieure du cerveau], qui permet des fonctions plus associatives, plus complexes. Donc on n’est plus dans les réflexes, ça permet d’associer des informations prises dans l’environnement et d’aller plus loin que ça. Et quand on regarde le développement embryonnaire, on voit que chez les oiseaux, le cerveau se développe à l’envers du nôtre, et que le cortex est situé plus à l’intérieur et plus impliqué dans des activités réflexes. Le fait que le cortex soit à l’extérieur chez les mammifères, ça l’a en quelque sorte libéré, ça lui a permis de se développer beaucoup plus. C’est sur le cortex qu’on voit les circonvolutions [dont le rôle est d’augmenter la surface corticale pour faire rentrer plus de neurones, ndlr]. C’est pour ça que plus on avance dans l’évolution, plus les circonvolutions deviennent fines, et ça, ça a permis l’apparition de fonctions beaucoup complexes.»

L’autre grand bond évolutif qui a éventuellement mené jusqu’au cerveau humain est survenu chez les primates. «Au cours de l’évolution, la taille des neurones a toujours suivi la taille corporelle. Mais chez les primates, cette règle-là ne tient plus. Alors par rapport aux rongeurs, par exemple, les singes peuvent avoir 10 fois plus de neurones dans un même volume de cerveau, et chez l’humain, c’est multiplié par 10 encore. Et à un moment donné, quand le système nerveux devient suffisamment complexe, il y a d’autres fonctions qui émergent [ndlr : langage, abstraction, etc.]», explique M. De Koninck.

Fait à noter, le cerveau humain est exceptionnellement énergivore, consommant environ 20 % de l’énergie dépensée par le corps humain — alors qu’il ne représente que 2 % de son poids. Il a fallu que notre lointain ancêtre Homo erectus «invente» la cuisine, il y a entre 500 000 et 1 million d’années, pour que le cerveau humain puisse franchir les dernières étapes qui l’ont amené à être ce qu’il est aujourd’hui. La cuisson, en effet, a donné accès à beaucoup d’aliments qui n’auraient pas été comestibles autrement. Et sans elle, certains experts croient que le cerveau n’aurait probablement pas pu se développer beaucoup au-delà de celui d’Homo erectus.

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