Alphée est arrivée comme un grand étonnement. Rien dans le passé de ma famille ou de celle de son père ne laissait soupçonner la présence d’une paire de gènes qui la rendraient extraordinaire pour la vie.
Les investigations médicales ont commencé quelques heures seulement après sa naissance. Elles auront duré des mois. Des mois à chercher les causes de son manque de tonus, physique autant que cognitif. Des mois à vivre avec le cœur serré.
Face à mes propres préjugés
Je me rappelle avoir confié à une amie que ma plus grande crainte était qu’Alphée ait une déficience intellectuelle. Moi qui valorisais tellement la vie de l’esprit, j’avais l’impression que ce handicap était le pire de tous. Pire que de ne pas pouvoir utiliser d’autres parties de son corps.
Puis le diagnostic est tombé : syndrome Smith-Lemli-Opitz, caractérisé notamment par divers degrés de déficience intellectuelle.
J’avais l’impression que le ciel nous tombait sur la tête. J’étais face à mes propres préjugés, mes propres fragilités issues de mon enfance.
Mes premières années d’école primaire avaient été difficiles. Je ne comprenais pas trop le monde qui m’entourait. Tout allait trop vite pour moi. J’ai eu des troubles de langage et des difficultés d’apprentissage jusqu’à la fin de ma deuxième année.
Grâce à de formidables aides pédagogiques, j’ai pu affronter ma dyslexie et quelques autres défis. J’ai surtout repris confiance en moi. Cela m’aura permis de me rendre au doctorat.
Même si je n’ai pas de déficience intellectuelle, j’ai expérimenté un mini peu ce que la vie peut être quand on des « besoins particuliers ».
Les préjugés nous brisent de l’intérieur. Ils nous font douter de notre valeur.
L’étiquette « déficience intellectuelle » est chargée négativement, qu’on le veuille ou non. Je vis cette réalité aujourd’hui en tant que maman d’une jeune femme de 17 ans qui est infiniment plus que son diagnostic.
C’est pour cette raison que j’ai accepté d’être co-porte-parole de la 34e semaine québécoise de la déficience intellectuelle qui se tient du 20 au 26 mars dans tout le Québec.
J’ai envie que partout, on reconnaisse la grande valeur de toutes ces personnes dont le cerveau fonctionne autrement. Elles ont beaucoup à apporter, pourvu qu’on leur fasse plus de place dans nos familles, nos communautés et toute la société.
Je suis convaincue que la neurodiversité a le pouvoir de faire de nous de meilleurs humains. Parole de maman qui l’a vécu! Même si certains moments sont lourds, on se fait plein de muscles intérieurs! Adieux aux égos démesurés, on est ramené à l’essentiel.
La déficience intellectuelle a en effet le don de nous faire sortir de notre zone de confort. Elle nous oblige à élargir notre regard et surtout notre cœur. Elle nous fait voir la beauté avec d’autres yeux, ouvrant toute grande la porte de la complexité de la pensée autant que des rapports humains.
Changer de paradigme
J’aime comparer la neurodiversité à la biodiversité. Chaque être vivant a son rôle à jouer, sa raison d’être en interrelation avec les autres. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises espèces. Même si une forêt sauvage peut sembler chaotique comparativement à une monoculture de sapins, la première est aussi infiniment plus riche et résiliente.
Malheureusement, nos sociétés en quête d’efficacité valorisent davantage les « monocultures ». Elles sont plus faciles à gérer et plus prévisibles, mais tellement moins surprenantes!
Il y a en effet peu de place pour la neurodiversité dans les engrenages d’une machine productiviste ultra-compétitive. Les humains qui n’entrent pas dans le moule sont facilement éjectés. Surtout lorsqu’ils ont besoin de plus de temps.
Quand on s’observe moindrement, on réalise que nous sommes tous un peu neuroatypiques à notre façon, dépendamment des gens avec qui on se compare et du contexte dans lequel on se retrouve à tel ou tel moment de notre vie. La société a choisi que certaines caractéristiques soient plus désirables que d’autres. Mais tout cela est bien relatif.
Lorsque je vois Alphée revenir toute heureuse de ses grandes promenades en forêt avec ses ami.e.s imaginaires, je me dis qu’elle a beaucoup à nous apprendre sur le bonheur. Peu de gens parviennent à vivre autant qu’elle dans le moment présent et avec une telle authenticité.
Contrairement à mes préjugés initiaux, Alphée a une vie de l’esprit foisonnante. Même si elle parvient difficilement à lire, à écrire et à interagir comme la majorité d’entre nous, elle s’est créé un univers intérieur d’une richesse inouïe et plein de rebondissements. Je la vois heureuse, comme peu d’êtres humains.
Il me semble qu’en ces temps de grands bouleversements politiques et écologiques, la neurodiversité mérite d’être célébrée pour nous aider à retrouver un peu d’humanité.
Laure Waridel
Co-porte-parole de la Semaine québécoise de la déficience intellectuelle