Lors de notre rencontre, il était accompagné de Michael et d’une autre élève de la classe, Heidi. À mon arrivée, Michael avait une main posée sur son portable et de l’autre, il tournait instinctivement une couette de ses cheveux bouclés. Il a détourné son regard de l’écran le temps de me saluer, avant de s’y replonger de plus belle. Heidi, au contraire, n’a pas hésité à entamer la discussion.
Quelques jours auparavant, Dominic m’avait glissé un mot sur Michael, un attachant garçon qui vit un parcours scolaire parsemé d’embûches. En français, bien qu’il s’en tire en lecture, la portion écriture lui est particulièrement laborieuse. Dans son cas, c’est la raison première de l’utilisation du portable. Ses mains et son regard sont d’ailleurs restés posés sur celui-ci au début de notre rencontre. À quelques occasions, Dominic a même dû lui rappeler de lever les yeux pour suivre notre échange.
Le 10 décembre dernier, David Goudreault est venu en classe. Pour l’occasion, il était accompagné d’une équipe de tournage de la série «Du monde, des mots», qui débutera le 6 mai prochain sur ICI ARTV. Ce moment fut tout aussi marquant pour les élèves que pour Dominic, qui me raconte avec délectation l’instant où le romancier et poète trifluvien est monté sur son bureau pour déclamer «J’en appelle à la poésie». Cette journée-là, il a fait vivre aux jeunes un atelier d’écriture poétique dirigé. À la fin de l’exercice, il a demandé: «Qui aimerait venir lire son poème en avant?» Contre toute attente, Michael fut l’un des quelques élèves à lever la main, ce qu’il fait rarement. Parfois, ça lui arrive pour répondre à une question, mais jamais dans le but de prendre la parole devant ses camarades. Mais pourquoi cette fois-là? «Parce que j’étais fier de ce que j’avais écrit», m’a-t-il répondu sans hésitation, laissant apparaître son sourire au-dessus de l’écran du portable derrière lequel il semblait jusque-là se réfugier.
Puis, au travers d’une pile de papiers, il a sorti une feuille de cartable légèrement chiffonnée et l’a déposée devant moi. Sur celle-ci se trouvait un texte, garni de fautes, qu’il avait gribouillé au crayon de plomb. C’est la feuille qu’il tenait fébrilement entre ses mains ce jour-là. Ce moment, où malgré toute sa bonne volonté, il n’arriva pas à en faire la lecture alors que tous les regards étaient tournés vers lui. C’est alors que David Goudreault s’est approché. Il a posé un genou à terre, à ses côtés. Comme un grand frère attentionné. Comme un socle permettant au jeune Michael de s’ancrer solidement. C’est finalement en duo que la lecture fut reprise, avec succès. Avec fierté.
Le poème a profondément touché David. Un véritable coup de cœur. Spontanément, il a invité Michael à son spectacle le soir même à Trois-Rivières. Après la représentation, il lui a remis un carnet de notes, pour l’inciter à ne plus arrêter d’écrire, ainsi qu’un chandail avec une dédicace marquée au feutre noir: «Pour Michael Angel, mon pote poète».
Enhardi par l’expérience qu’il venait de vivre, Michael a commencé à assumer ses difficultés et à ne plus les percevoir comme un frein. Il s’est mis à écrire, sans se soucier de quoi que ce soit. Juste écrire.
C’est là que Heidi entre en jeu. Sachant qu’elle s’intéressait déjà à la poésie et connaissant sa facilité en français, Dominic lui a demandé de donner un coup de pouce à Michael. Depuis, elle l’aide à corriger les textes, à les retravailler et à les mettre en page. Un rôle qu’elle a rapidement pris au sérieux. «On a passé des soirées à écrire des poèmes et à les corriger», m’a-t-elle lancé avec un plaisir non dissimulé.
Une anecdote résume parfaitement le phénomène qui est en train de se produire dans cette petite école du cœur villageois de Sainte-Flore. Dernièrement, à l’heure de la récréation, Dominic a aperçu Michael, à l’écart, adossé à un mur, replié sur lui-même. Voyant qu’il était visiblement en colère, il lui a lancé: «Au lieu de rester là à perdre ta récré, va dans la classe et écris». C’est ce qu’il a fait. Les mots se sont alors enfilés à une vitesse folle, sans ponctuation, sans pause, mais aussi sans complexe et sans retenue. Durant ces quelques minutes, il a écrit sur la colère. Sur sa propre colère. Sur l’origine profonde de sa colère. La poésie devenant le déversoir des émotions enfouies. Et depuis que la colère de Michael se transforme en mots, elle s’apaise en lui.
Encore aujourd’hui, le travail d’écriture de Michael se poursuit. L’objectif est maintenant de réunir ses poèmes en un recueil. Un projet dont la concrétisation est surtout rendue possible grâce à la bienveillance de son enseignant, Dominic, et à la générosité de son amie, Heidi.
Alors que la cloche sonnait le retour en classe et que je m’apprêtais à les quitter, j’ai eu droit à un scoop: quelqu’un s’est offert pour écrire la préface du recueil de Michael... un certain David Goudreault.
Ce n’est qu’il y a quatre ans, après une évaluation en neuropsychologie et en orthophonie, que le diagnostic est tombé. L’origine du mal-être qui la rongeait depuis ses premières années du primaire porte le nom de trouble de compréhension du langage écrit. Un trouble méconnu pour lequel j’arrive encore avec difficulté à trouver la moindre information. En résumé, les mots enfilés un à un dans un long texte ne font tout simplement pas de sens à ses yeux. Elle s’y perd. Elle s’y noie.
Voilà pourquoi elle a toujours détesté les livres. M’accompagner dans une librairie, une bibliothèque ou un salon du livre ne lui donnait que vertiges et haut-le-cœur.
Quand elle repense au primaire, elle se revoit durant les moments de lecture. Impuissante. Elle avait beau lire et relire, elle n’y comprenait rien. Désemparée, elle regardait autour en se demandant: «Mais eux, comment font-ils pour comprendre?» Elle se sentait extraterrestre. Différente. Elle entend encore résonner dans sa tête les reproches: «Mais voyons, tu n’as pas lu le texte? Recommence». «Dans ce temps-là, j’avais juste le goût de disparaître», m’a-t-elle confié récemment.
Disparaître... Fuir les questions. Fuir les interactions. Se refermer sur elle-même. L’anxiété sociale qui s’immisçait ainsi en elle fut longtemps perçue par tous comme une simple gêne. Mais le malaise était bien plus profond qu’il ne paraissait.
En raison de sa discrétion et de son immense capacité d’adaptation, son trouble est pour ainsi dire passé sous le radar presque tout au long de son parcours scolaire. Règle générale, elle avait d’ailleurs de bons résultats. Ses notes désastreuses en compréhension de lecture étaient toujours compensées par ses succès en écriture. Elle connaissait bien les règles orthographiques et grammaticales, et curieusement, elle avait une facilité à écrire malgré sa situation.
Après son diagnostic, elle a amorcé un long processus pour réapprivoiser la lecture et évidemment, se refaire une santé mentale.
Des stratégies ont été mises en place, dont l’utilisation de la lecture de synthèse. Une voix robotique et saccadée qui récite, sans intonation et sans émotion, le texte qu’elle suit du regard. Certes, cela a aidé à la compréhension de la lecture, mais nullement à son appréciation.
C’est à 18 ans que je l’ai réellement vue commencer à s’épanouir et à s’ouvrir aux mots qu’elle ne considérait plus comme ses ennemis jurés. L’un des premiers pas prit la forme d’un intérêt grandissant envers les paroles de chansons, particulièrement la poésie d’un Pierre Lapointe ou d’un Émile Bilodeau. Puis, un soir de novembre, elle a assisté à «La bête à sa mère» de David Goudreault. Une révélation. Elle a tout de suite été conquise par son écriture moderne, décomplexée et incisive, dans laquelle elle s’est reconnue. Depuis, elle explore son œuvre avec le plus grand intérêt.
Ces artistes et bien d’autres ont un impact évident sur elle. Mais la rencontre la plus marquante fut celle d’une personne qui évolue bien loin des projecteurs. Elle se nomme Marie-Ève Robitaille, elle est enseignante au Cégep de Shawinigan. Dans son cours Création littéraire, elle invite ses étudiants et ses étudiantes à explorer différents styles littéraires dans une liberté absolue. J’ai vu Frédérique éclore. «Elle nous a appris à écrire avec notre cœur, pas avec notre tête, à ne pas chercher à plaire au professeur, mais à nous-mêmes, à avoir confiance en nous», c’est ainsi qu’elle résume son expérience qui, j’en suis convaincu, l’a marquée de façon indélébile.
Un jour, après avoir reçu un texte de Frédérique et afin de lui témoigner son appréciation, Marie-Ève lui a répondu ceci: «N’arrête plus d’écrire s’il te plaît.» Une courte phrase pleine d’espoir qui venait de résumer tous les efforts des années passées. Une phrase que j’espère de tout cœur, elle n’oubliera jamais.