Chronique|

Prévoir la guerre, la sale comme la sanitaire

Le premier ministre canadien, Justin Trudeau

CHRONIQUE / Qu’ont en commun la pandémie de COVID-19 et la guerre en Ukraine (à part de contribuer puissamment à la déprime collective)? Ces deux crises, qui étaient seulement envisagées comme de lointaines éventualités, se sont matérialisées et ont mis en lumière le risque de négliger les dépenses de prévoyance. Dans un cas, les dépenses de santé publique, dans l’autre, les dépenses militaires.


Une des premières choses qu’on nous enseigne en économie, c’est le caractère illimité des besoins et des désirs, mais la finitude des ressources pour les combler. Aussi les humains, et en particulier ceux qui les gouvernent, sont-ils condamnés pour l’éternité à faire des choix. Et ces choix ont tendance à privilégier l’assouvissement de besoins immédiats.

Peut-on vraiment en vouloir à un ministre de la Santé de privilégier l’achat d’appareils d’imagerie par résonance magnétique — permettant de diagnostiquer de très réels cancers — plutôt que le stockage de matériel de protection en cas d’une très hypothétique épidémie mortelle? La paix sanitaire qui durait depuis des décennies a conforté nos dirigeants dans leurs choix, jusqu’à ce que la pandémie ne frappe et ne les fasse jurer qu’ils n’abaisseraient plus jamais la garde.



La guerre en Ukraine aura-t-elle le même effet sur les dépenses militaires? La paix qui durait en Occident depuis la fin de la Guerre froide nous a elle aussi fait baisser la garde. On trouvait toujours plus pressant que de payer des soldats à se battre dans un champ contre des ennemis imaginaires.

Le Canada, comme plusieurs de ses alliés d’ailleurs, a donc rogné son budget de défense. Il s’élèvera à 25 milliards de dollars cette année, soit à peine 5% de toutes les dépenses fédérales prévues. Exprimé en pourcentage de la taille de l’économie canadienne, c’est environ 1,4% du PIB. Justin Trudeau répète qu’il est en voie de hausser de 70% les dépenses militaires. C’est vrai. En 2017, il a été convenu de faire passer le budget de 18,9 milliards de dollars à 32,7 milliards de dollars d’ici 2026-27. Selon les prévisions d’alors, cela porterait les dépenses à … 1,4% du PIB. (Ce sera finalement moins, à cause de l’inflation qui gonfle le PIB.) En d’autres mots, ce n’est qu’une hausse de maintien.

Difficile de dépenser plus

Le Canada ratera donc l’objectif fixé par l’OTAN de consacrer l’équivalent d’au moins 2% de son PIB à la chose militaire. Mais comme le rappelle le directeur parlementaire du budget, Yves Giroux, atteindre cet objectif dès l’an prochain nécessiterait l’injection d’un coup de 25 milliards de dollars, récurrents évidemment. Une bouchée énorme qui ne serait pas réaliste non plus. Pour plusieurs raisons.

D’abord, cela impliquerait d’augmenter substantiellement les effectifs. Or, les Forces armées canadiennes peinent déjà à combler les rangs. Il manque environ 2000 soldats et 5000 réservistes, soit environ 7%. Comme l’explique David Perry, président de l’Institut canadien des affaires mondiales, soldats ou médecins, même combat: ce n’est pas parce qu’on en veut plus qu’on peut soudainement en former plus. Gonfler les rangs prendra du temps.



Il y a ensuite la question des équipements. Un récent rapport du directeur parlementaire du budget indique que le Canada n’arrive déjà pas à dépenser les 164 milliards de dollars sur 20 ans lui étant impartis parce que les processus d’acquisition prennent du retard (notamment celui pour remplacer les avions de chasse CF18). Ajoutez à cela que la guerre en Ukraine risque d’augmenter la demande mondiale pour les biens militaires, le Canada risque d’avoir de la difficulté à augmenter la cadence d’approvisionnement.

Le gouvernement Trudeau est-il néanmoins prêt à injecter plus d’argent dans le militaire? Le premier ministre n’a pas complètement fermé la porte lorsqu’interrogé la semaine dernière, à Londres, rappelant qu’un budget s’en venait. La ministre de la Défense, Anita Anand, a dit en entrevue à CBC mercredi qu’elle présenterait sous peu au cabinet des scénarios «agressifs», dont certains pour atteindre ou dépasser le 2%.

 La ministre de la Défense, Anita Anand

Il semble qu’une fenêtre d’opportunité s’ouvre, si on en croit le professeur Jean-Christophe Boucher, de l’Université de Calgary. Il étudie la réceptivité des électeurs à une hausse des dépenses militaires selon les circonstances. Son équipe a soumis aux répondants six cas de figure: une agression de la Russie (alors encore hypothétique), des cyberattaques chinoises, le désengagement international des États-Unis, le déploiement de soldats en CHSLD, la participation du Canada à des missions de la paix et une mission de l’OTAN contre l’État islamique. Les quatre premiers scénarios ont amené les répondants à endosser une croissance de l’enveloppe militaire.

Le Nord convoité

La question de la souveraineté canadienne dans l’Arctique se pose aussi. La Russie se montre plus agressive dans ses revendications territoriales. La dernière demande déposée à la Commission des limites du plateau continental en avril 2021 est la plus ambitieuse jamais déposée. Le pays de Vladimir Poutine revendique la quasi-totalité de l’Arctique jusqu’aux abords des eaux nationales du Canada et du Danemark. Pour l’instant, les spécialistes disent que la Russie respecte le processus établi pour régler cette question et n’exprime aucune velléité belliqueuse. Mais à la lumière de ce qui se passe en Ukraine, certains se demandent: pour combien de temps? La Russie a récemment allongé sa piste d’atterrissage à sa base militaire du Pôle Nord, ce qui permet à tous ses appareils militaires, incluant ses bombardiers, de s’y poser.

Faut-il craindre une incursion russe en sol canadien par le Nord? «On dit souvent à la blague qu’on aurait besoin de capacités militaires, car si une armée étrangère s’aventurait en Arctique, on aurait besoin d’aller la secourir», tempère Jean-Christophe Boucher. L’Arctique est encore un environnement terriblement hostile de froid et de noirceur. Les changements climatiques pourraient cependant changer la donne.

La surveillance de l’Arctique est assurée conjointement par le Canada et les États-Unis par le truchement du NORAD. Il s’appuie sur le Système d’alerte du Nord, un réseau d’une cinquantaine de radars. Ceux-ci sont désuets et doivent être remplacés d’ici 2025. Le chiffre de 11 milliards de dollars circule. Le Canada devrait en assumer au moins 40%. La ministre Anand a indiqué récemment qu’elle dévoilerait son plan pour NORAD «sous peu». Il ne fait aucun doute qu’il faudra allonger les dollars.



Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s'adresse au députés fédéraux de la Chambre des communes. 

Dans son poignant discours devant la Chambre des communes mardi, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a rappelé qu’on ne peut défendre des principes avec des bons mots. On ne peut dire à son ami bombardé: «Tiens bon encore un peu».

La guerre en Ukraine bouleverse l’ordre mondial établi. De la même manière que la pandémie de COVID nous a obligés à revoir nos priorités sanitaires, cette guerre fait voler en éclats les postulats sur lesquels reposaient nos planifications militaires. Notamment celui que dans un monde en paix, le Canada peut se contenter d’investir dans les missions humanitaires et d’assistance en cas de catastrophes naturelles. Comme le patron de l’OTAN l’a dit au sortir de la rencontre d’urgence mercredi, les événements nous obligent à revenir à la défense brute et la dissuasion.

Le budget fédéral devrait être dévoilé début avril. Peut-être que ce nouvel objectif vaudra lui aussi quelques déficits supplémentaires.