Évaluer les risques en Ukraine

Les journalistes s’exposent à de grands risques en couvrant les combats à Kharkiv.

CHRONIQUE / Je suis venu couvrir le conflit en Ukraine avec mon vieux sac à dos, sans gilet pare-balles ni casque. Je n’en avais pas sous la main, et je ne voulais de toute façon pas en traîner. Trop encombrants, mais aussi inutiles pour ce que je comptais faire ici : raconter comment la guerre bouleverse la vie des gens, tout en restant moi-même loin des bombes. Or, je viens de passer une bonne partie de la journée à chercher de l’équipement de protection à emprunter pour quelques heures.


Un reporter et un photographe français m’ont proposé de les suivre à Voznessensk, une petite ville à trois heures au nord-est d’Odessa. Le plan est de se rapprocher de la ligne de front, tout en restant dans une zone relativement sécuritaire, afin d’aller voir comment la guerre affecte les plus petites villes et villages d’Ukraine.

Mais comment juger de la sûreté d’une localité et de la route pour s’y rendre? Plusieurs grands médias étrangers présents ici disposent de toute une équipe chargée d’évaluer les risques et de valider les déplacements de leur personnel. Les reporters de la BBC, du New York Times ou d’autres grandes organisations se déplacent même souvent accompagnés d’anciens militaires ou d’auxiliaires médicaux. 

Le fait de disposer d’un vaste réseau de reporters, assistants, guide-interprètes, chauffeurs et autres conseillers en sécurité dans différentes régions du pays leur permet d’avoir une vision à la fois large et ciblée des menaces potentielles à la sécurité, et de prendre des décisions en conséquence. 

Mais cela ne les protège pas pour autant de tous les risques. Ils peuvent même être poussés à en prendre de plus grands, puisqu’on attend d’eux des informations exclusives et une couverture complète des événements, au plus près des zones de combat.

Les journalistes s’exposent à de grands risques en couvrant les combats en Ukraine.

Je n’ai pas cette pression sur les épaules. Je ne suis qu’un petit poisson dans la mer journalistique en Ukraine, et c’est tant mieux ainsi. Or, quand vient le temps d’évaluer les risques à ma propre sécurité, cela veut aussi dire que je dois essayer de les comprendre par moi-même avec les moyens du bord.

Les deux journalistes français, leur guide ukrainienne et moi avons ainsi multiplié les appels pour mieux évaluer ce qui nous attendrait sur la route de Voznessensk et dans la ville même. «Il n’y a aucun problème, tout est calme en ce moment», m’a assuré un représentant de la municipalité au téléphone. Lui-même s’apprêtait à s’y rendre, à partir d’Odessa. «Les Russes étaient dans la ville récemment. Ils sont même entrés en véhicules blindés. Mais on a tout “nettoyé” depuis. [Notre armée] a même fait des prisonniers», a-t-il ajouté.

Devrions-nous le croire sur parole? À quel point est-il vraiment au courant du positionnement des troupes russes dans les environs et de leurs intentions pour la suite de l’offensive?

En recoupant les témoignages, nous avons pu nous rassurer, assez pour décider de nous rendre à Voznessensk. Néanmoins, ce n’est qu’à la dernière minute qu’on m’a déniché un gilet pare-balles. Malgré toutes les assurances que nous avions obtenues durant la journée sur la situation, je m’étais gardé comme ligne rouge de ne pas me lancer dans cette aventure sans cette pièce d’équipement.

Selon toute vraisemblance, nous ne prenons pas grand risque en nous rendant à Voznessensk. Rien à voir avec ceux auxquels s’exposent de nombreux collègues qui couvrent les combats à Marioupol, Kharkiv ou près de Kyïv. C’est d’ailleurs en banlieue de la capitale, à Irpin, qu’a péri dimanche le photographe et réalisateur américain Brent Renaud. 

Le photographe et réalisateur américain Brent Renaud

Avec son partenaire de terrain colombien, il était monté à bord de la voiture d’un civil ukrainien, qui leur avait proposé de les emmener jusqu’à un pont. Sans qu’on puisse déterminer hors de tout doute l’origine des tirs, il semble qu’ils aient été pris pour cible par des militaires russes qui se tenaient à un poste de contrôle temporaire. Impossible toutefois de connaître la raison exacte de cette attaque, et donc si les journalistes dans ce conflit sont une cible accidentelle ou recherchée.

Au moment où vous lisez ces lignes, je suis probablement en route vers Voznessensk, ou peut-être en suis-je déjà revenu. Tout s’est certainement très bien déroulé, et vous lirez bientôt ici même les témoignages que j’en aurai ramené. 

Peut-être que le gilet pare-balles m’aura encombré plus qu’il ne m’aura servi. Peut-être que nous aurons fait rire de nous par les habitants Voznessensk en débarquant avec notre armure dans leur ville redevenue tranquille.

Mais le risque d’être une risée demeurait préférable à celui de la négligence. Surtout quand le fond d’écran de mon téléphone me rappelle constamment que ma nièce et sa tante attendent impatiemment mon retour à Bombay, en un morceau.