Chronique|

Être traumatisé par la guerre sur les réseaux

Un bâtiment de Kharkiv, en Ukraine, qui a subi d'importants dommages causés par les attaques russes.

CHRONIQUE / Comme on peut faire défiler sans fin des vidéos de chiens sur TikTok, Twitter ou Instagram, il est facile de tomber dans un puits sans fond de vidéos de civils en panique, de soldats sur le front ou de propagande sans filtre ni nuance sur la guerre en Ukraine. La consommation excessive et répétée de ce type de contenu peut avoir des effets bien réels sur notre santé mentale et affecter notre quotidien, même à plusieurs milliers de kilomètres du front.


Sur TikTok, une petite fille française souffle sur une cuillère de farine en préparant des crêpes avec son papa, [swipe] une jeune Américaine montre la nouvelle robe en crochet qu’elle a confectionné, [swipe] un adolescent ukrainien filme sa fenêtre au son des sirènes de bombardement. Depuis le 24 février, il y a de grandes chances que vos réseaux sociaux ressemblent à ça. 

Sur ces vidéos en direct qui se multiplient, les commentaires défilent à une vitesse fulgurante: «est-ce que tu as peur?», «as-tu un fusil?», «vive l’Ukraine!», «je pleure en ce moment», «est-ce que tu connais des morts?», «on voit bien que c’est une fausse vidéo, tu fais ça pour les likes!!», «SCAM», «j’ai peur». On voit dans leur façon de commenter que plusieurs de ces internautes maladroits sont très jeunes. 

Nos fils TikTok deviennent des sortes de dystopies actuelles où la plateforme qui nous rend accros à une source de dopamine instantanée devient la source de nos angoisses. Comme s’il y avait une brèche dans la matrice: le monde artificiel qui nous aspire loin de nos soucis devient un diffuseur de la guerre en direct. 

Déjà en 2015, lors d’une conférence de la British Psychology Society, la chercheuse Pam Ramsden tire la sonnette d’alarme en lien avec ces contenus aux «détails horribles et non édités» que l’on consomme en ligne. Dans l’étude qu’elle présente sur le sujet, près d’un quart des participants qui ont visionné des images et des vidéos d’événements d’actualité troublants comme le 11 septembre, des fusillades dans des écoles et des attentats-suicides sur les réseaux ont noté des symptômes similaires aux gens souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique.

C’est ce qu’on appelle dans le milieu un traumatisme vicariant: «c’est un état de stress post-traumatique classique dont l’élément déclencheur est d’être témoin de situation de mise en danger et de risque de mort et non pas de le vivre directement», explique au téléphone la journaliste française spécialisée sur les questions de santé mentale Eloïse Bajou. 

Les études sur le sujet se concentrent particulièrement sur les professionnels travaillant avec des personnes traumatisées (soignants, psychologues, humanitaires, etc.), mais selon Eloïse Bajou c’est un problème qui est sous-diagnostiqué. «J’ai pu le constater de façon flagrante chez des collègues qui s’occupent de la modération des réseaux sociaux, même chez des collègues monteurs. Le problème c’est qu’il y a une grande méconnaissance de cette réalité dans la profession», ajoute-t-elle. 

Les journalistes ne sont pas les seuls qui peuvent être sujets à de tels traumatismes, le public l’est aussi de plus en plus. Si les médias diffusent déjà une tonne de contenu choquant et anxiogène sur la guerre, ceux-ci sont, dans la plupart des cas, édités pour pouvoir passer au petit écran. Le problème avec les images que l’on peut trouver en ligne, c’est le caractère brut de celles-ci. «On a vu ça après les attentats de 2015 en France, où des gens qui ont consulté des centres ressources psychotrauma alors qu’ils n’étaient pas des victimes directes de l’attentat, indique Eloïse Bajou. Ils ont été traumatisés directement par ces images ou celles-ci ont réactivé un traumatisme plus ancien».  

S’informer, oui, mais se protéger

Je vais être sincère avec vous, j’ai un peu de mal avec l’hyperémotivité qui accompagne la diffusion de ce type de conflit. J’ai peur d’avouer que je suis triste, en colère ou inquiète d’une guerre qui se produit à des kilomètres de chez moi. Est-ce que ce n’est pas tout ramener à moi? Qui suis-je pour me sentir mal dans mon confort alors que des gens risquent leurs vies là-bas? 

Travailler sur cette chronique a nuancé mon propos. Il est normal d’être inquiet et de se lancer à la recherche de réponses. Le danger est de tomber dans une spirale de contenus toujours plus violents qui peuvent se mettre à affecter votre quotidien (manque de sommeil, état dépressif, flashback d’images choc, déconnexion émotionnelle, etc.)

Nous sommes des êtres sensibles et empathiques. Nous ne sommes pas faits pour nous moquer de la douleur des autres lorsqu’on en est témoin. Est-il possible d’avoir mal pour tout le monde, tout le temps, de façon équitable? Franchement, je n’ai pas la réponse. Dans tous les cas, la destruction de notre santé mentale n’aidera personne, même pas le jeune garçon à sa fenêtre à Kiev.