La Loi sur les mesures de guerre qu’avait invoquée Pierre Elliott Trudeau pour mater la crise d’Octobre 1970 existait depuis 1914. Elle avait été rédigée — et mise en vigueur — pour répondre à la Première Guerre mondiale. Elle avait été utilisée une seconde fois pendant toute la durée de la Deuxième Guerre mondiale. C’est en vertu de cette loi que des milliers de résidants originaires des pays contre lesquels se battait le Canada avaient été obligés de se rapporter à la police chaque semaine. Mon grand-père immigrant d’Italie avait dû s’y soumettre pendant des années, bien que vivant à Montréal depuis plus de 25 ans.
En 1970, alors que des bombes explosaient et qu’un ministre et un diplomate étaient kidnappés, la Loi sur les mesures de guerre a permis d’arrêter sans mandat des centaines de Québécois dont le seul crime consistait à nourrir des aspirations souverainistes ou à posséder de la littérature considérée séditieuse (communiste, notamment). Suivant une logique martiale, les droits étaient suspendus et les recours, abolis.
Il n’y a rien de cela dans la Loi sur les mesures d’urgence, qui a remplacé en 1988 la Loi sur les mesures de guerre. Cette nouvelle loi permet au gouvernement d’interdire des assemblées publiques qui troublent la paix, de limiter les déplacements vers une zone désignée problématique et de prendre contrôle des services publics afin de les rétablir. Ottawa fera par exemple geler les comptes bancaires et les contrats d’assurance des entreprises de camionnage dont les véhicules participent aux blocages. Le tout par décret, sans l’autorisation du Parlement. La Loi permet aussi la mise à l’amende et même l’incarcération des récalcitrants.
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Pour autant, cette Loi sur les mesures d’urgence ne permet pas à Ottawa de faire n’importe quoi. Pour une raison fort simple et fondamentale: elle stipule noir sur blanc que la Charte canadienne des droits et libertés continue de s’appliquer. Les mesures prises par le gouvernement fédéral dans le cadre de cette loi doivent donc respecter les droits fondamentaux des citoyens.
Pour caricaturer, disons que Justin Trudeau pourra faire arrêter les camionneurs occupant le centre-ville d’Ottawa ou ceux tentant de se rendre à Sarnia pour bloquer la frontière parce qu’objectivement, ils causent un tort public. Mais Justin Trudeau ne pourra pas faire arrêter toute personne conduisant un pick-up, celles trimbalant la dernière édition du Canadian Trucking Magazine dans leur sac à dos ou encore les membres du Parti populaire de Maxime Bernier!
Comme l’expliquent les professeurs de droit Martine Valois et Louis-Philippe Lampron, il n’y a aucune comparaison honnête qui tienne entre les deux régimes. Les deux sont des mesures d’exception. Mais d’un point de vue légal, la Loi sur les mesures de guerre était un bazooka tandis que la Loi sur les mesures d’urgence s’apparente à un lance-pierres.
Contexte social
Une fois cette nuance faite, il faut se demander si c’est un hasard que de telles révoltes citoyennes, nécessitant des outils légaux si extrêmes, surviennent alors qu’un Trudeau est aux commandes. Il y a chez Justin Trudeau cette même certitude d’avoir raison qu’on retrouvait chez son père et qui les rend(ait) tous deux suffisants. Leur incapacité à admettre que l’autre camp a peut-être parfois des arguments valables contribue à rigidifier les positions de part et d’autre. Et quand personne ne plie, tout finit par éclater.
En 1970, les méthodes employées par les mécontents désireux de changement étaient radicales: bombes, enlèvements et manifeste séditieux. «La victoire libérale montre bien que ce qu'on appelle démocratie au Québec n'est en fait et depuis toujours que la ‘democracy’ des riches», écrivait le FLQ, qui précisait disposer de «100 000 travailleurs révolutionnaires et armés».
Les méthodes du FLQ indisposaient les Québécois allergiques à la violence, mais l’argumentaire du FLQ jouissait d’un appui assez large. L’incapacité de Pierre Elliott Trudeau à voir au-delà de ces méthodes terrorisantes pour en saisir la racine l’a rendu sourd à une colère populaire légitime. Son fils commet la même erreur.
Justin Trudeau ne veut voir dans le convoi des camionneurs qu’une manifestation d’Ostrogoths d’extrême-droite. Il est légitime — et nécessaire! — pour un dirigeant de vouloir contenir les débordements illégaux et rétablir l’ordre. Cela ne devrait toutefois pas l’empêcher d’entendre le message à l’origine de ces débordements et d’y répondre, du moins en partie.
Encore hier, son gouvernement a voté contre une motion conservatrice qui demandait seulement que les mesures sanitaires fédérales soient réévaluées (tests de dépistage à la frontière, vaccination obligatoire des fonctionnaires, des camionneurs et des travailleurs ferroviaires et aériens) et qu’un plan de déconfinement soit présenté d’ici le 28 février. L’Alberta, la Saskatchewan, l’Ontario et le Québec ont déjà présenté de tels plans. Pourquoi pas Ottawa? La motion a été défaite, libéraux, néodémocrates et verts ayant voté contre. Seuls les bloquistes ont voté avec les conservateurs… de même que le libéral Joël Lightbound, celui qui reproche à son chef d’avoir instrumentalisé la pandémie à des fins partisanes.
Des divisions en vue?
Le gouvernement fédéral n’a pas besoin de l’accord des provinces pour recourir à la Loi sur les mesures d’urgence, mais il a besoin de celui de la Chambre des communes et du Sénat. Les élus devront voter. Que feront les conservateurs, qui ne parlent toujours pas d’une même voix à propos des camionneurs? Certains demandent ouvertement leur départ, comme l’ont fait d’abord les Québécois Pierre Paul-Hus et Luc Berthold et ensuite la chef par intérim Candice Bergen, tandis que d’autres sont plus évasifs, en premier lieu l’aspirant chef Pierre Poilievre.
Si les conservateurs arrivent à se prononcer pour la fin des débordements inacceptables tout en défendant le besoin de réévaluer les mesures sanitaires, alors ils feront preuve d’une certaine hauteur. Autrement, s’ils s’opposent au recours à la Loi comme trois premiers ministres provinciaux conservateurs de l’Ouest, question de rester cantonnés dans leur «camp» naturel, alors ils contribueront tout autant que leur adversaire à la polarisation.