—Une frite, Rachel. Sel et vinaigre à moitié chemin s’il te plaît.
Elle appelait ça des «ninning rings». Pas des «onion rings», pas des rondelles d’oignons, mais bien des «ninning rings». Elle me faisait sourire.
«Frites ou “ninning rings”»?
Combien de fois Rachel Léger a-t-elle posé cette question à ses clients? Mille fois? Dix-mille fois? Vingt-cinq-mille fois?
Sais pas. Mais elle ne s’en est jamais lassée. Après plus de 40 ans à faire le métier qu’elle faisait, j’imagine que la question venait d’elle-même. Les mots «frites ou “ninning ring”» sortaient de sa bouche sans qu’elle y pense deux fois, comme un réflexe, comme une vieille habitude.
Ce n’était pas la première fois que je visitais cet incontournable casse-croûte du Vieux-Hull et que j’étais servi par Rachel. Mais ce jour-là – c’était en juin 2016 – je ne m’arrêtais pas vraiment à la Patate Dorée de la rue Eddy pour un burger ou un «ninning ring», mais bien pour m’entretenir avec Rachel. Elle célébrait cette année-là ses 42 ans derrière le comptoir de ce casse-croûte. Quarante-deux ans. Vous imaginez?
Rachel Léger était l’âme de ce petit resto sans prétention. Elle a été embauchée le jour de ses 19 ans, le 9 décembre 1974. C’était aussi le jour d’ouverture de la Patate Dorée. Rachel n’allait quitter que 44 ans plus tard, en 2018. Elle n’allait pas bien depuis un certain temps.
Lundi dernier, l’amie de tous a été emportée par une pneumonie. Elle avait 66 ans. Les témoignages de sympathie ont afflué sur la page Facebook de la Patate Dorée. Plus de 250 commentaire et témoignages d’amour, de reconnaissance, d’amitié. Près de 200 partages. Des emojis d’affection à la tonne.
Rachel Léger ne sera jamais oubliée.
Elle était célibataire. Non, pardon, pas célibataire. Elle préférait se dire «vieille fille enragée». Ça faisait rire ses clients. Ses amis.
Elle connaissait tout le monde dans le Vieux-Hull et tout le monde la connaissait. Ce casse-croûte de la rue Eddy était son deuxième chez-soi. Sa vie.
«J’ai assez de fun icitte, m’avait-elle confié. J’agace les clients, les clients m’agacent. On rit tout le temps. Je n’ai pas vu les années passer. Mais là, avait-elle ajouté en prenant un air mi-grognon mi-blagueur, certains clients que je servais à mes débuts reviennent avec leurs enfants. C’est là que je me rends compte que j’ai vieilli». Puis elle avait éclaté de rire en faisant virevolter une galette de bœuf haché au-dessus du gril brûlant, tout en plongeant un panier de patates tranchées dans la friteuse. La cuisine de ce casse-croûte était son atelier. Le fast food fait maison, son art. On faisait la file pour ses œuvres.
Dieu que Rachel m’avait fait rire en me racontant ses allers-retours en autobus entre son appartement de Gatineau et son lieu de travail.
«Le matin c’est pas pire, m’avait-elle dit. Mais en fin d’après-midi, quand je rentre chez moi, le monde dans l’autobus se tasse quand j’embarque. D’autres changent de place pour s’éloigner de moi.»
Elle me contait tout ça et je n’avais en tête que l’image de Forrest Gump qui monte à bord de l’autobus scolaire pour la première fois de sa vie et qu’aucun enfant ne veut lui céder une place. J’en avais le cœur gros.
«Pourquoi les gens se tassent-ils quand vous montez à bord de l’autobus?, lui avais-je demandé.
—Parce que je sens juste les patates frites et les “ninning rings”, m’avait-elle répondu dans un éclat de rire et en haussant les épaules en signe qu’elle n’y pouvait rien. Moi, je suis tellement habituée à cette senteur-là que je ne la sens plus. Mais les gens autour savent bien que c’est moi qui sens la friture à plein nez. Mais ça ne me dérange pas. Je me suis habituée à cette odeur, j’ai toujours senti la même chose!». Puis ce rire encore qui résonnait dans le casse-croûte à toute heure de la journée.
C’était en juin 2016, disais-je. Rachel avait alors 60 ans.
«Je me donne encore cinq ans icitte, m’avait-elle dit. Une fois que j’aurai mon chèque de pension, je viendrai peut-être travailler pour le lunch, quelques heures par jour. On verra. Tout dépendra de ma santé. Si je suis capable de continuer pour le lunch, je le ferai. Mais là, j’avoue que je commence à avoir les pattes fatiguées.»
Rachel a quitté la Patate Dorée deux ans plus tard, trop fatiguée était-elle pour continuer. Elle a récemment fêté ses 66 ans, elle recevait son «hèque de pension» depuis à peine un an. Elle est décédée lundi.
«Repose en paix Rachel. Tu as fait partie de mon adolescence et tu as été une bonne amie», a écrit Sue sur la page Facebook de la Patate Dorée.
«Chère Rachel. Durant plus de 40 ans, nos discussions étaient toujours très animées, empreintes d’humour et de rire sans jamais aucune méchanceté. T’as mérité une place spéciale en haut», a écrit Stéphane.
«Je me souviendrai toujours des beaux sourires et de sa fierté au travail. Une partie du Vieux-Hull vient de nous quitter», a ajouté Karl.
Non, Rachel ne sera jamais oubliée.
Cette dame a touché le monde à sa façon. Par sa simplicité, sa joie de vivre, son ardeur au travail, sa bonté et son empathie, elle collectionnait les sourires et les amitiés. Elle a été une confidente pour plusieurs, une grande sœur, une mère. Elle était toujours là. Prête à écouter. Prête à servir. L’une de ces rares amies sur qui on pouvait toujours compter.
Quand nous avons jasé elle et moi, ce jour-là de 2016, elle n’avait pas à me convaincre qu’elle était une bonne personne. Je le savais déjà. Je savais qu’elle avait une bonne âme, une vieille âme. Ça se voyait dans ses yeux. Je savais que Rachel était une grande dame. Elle avait conquis mon cœur dès ma première visite.
Elle m’avait eu à «ninning rings».