Pour Francis Blanchard, c’est la passion pour la restauration qui le pousse à ne pas baisser les bras. La passion, mais aussi pour les 58 personnes qu’il emploie au restaurant Le Cuisto, sur le boulevard des Récollets.
«Je n’arrêterai pas, pour eux. Je n’abandonnerai pas, je vais me tenir debout et je viens passer mes journées ici, en espérant. Je prends le téléphone, je réponds aux clients, je fais des livraisons. Je vais essayer de tenir ça à bout de bras, mais plus ça va, plus le fond devient coulant. Avec les mesures, c’est comme se tenir dans les sables mouvants, ça descend tranquillement», confie-t-il.
M. Blanchard était d’ailleurs très déçu que la conférence de presse du premier ministre François Legault, jeudi, ne soit pas porteuse d’espoir, en donnant minimalement une date de réouverture des salles à manger, comme l’a fait le premier ministre ontarien Doug Ford.
«C’est une claque au visage. Je comprends la situation, mais on doit tellement nettoyer et aseptiser que c’est pratiquement plus stérile dans un restaurant que dans une salle d’opération à l’hôpital Sainte-Marie (CHAUR)», illustre-t-il.
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Le restaurant continue ses activités avec des repas à emporter, mais M. Blanchard mentionne que cette solution de rechange est loin d’être aussi rentable qu’une salle à manger ouverte.
C’est également pour ses employés que la propriétaire du Café Frida, au centre-ville de Trois-Rivières, garde son restaurant en activité, via une formule de repas à emporter. Nombre d’entre eux ont exprimé le souhait de continuer à travailler plutôt que de se retrouver au chômage. Gabrielle Cossette s’est tournée vers Uber Eats, mais elle se dit plutôt insatisfaite de cette option.
«C’est clé en main, mais l’application est remplie de défauts. C’est un peu fâchant de dire que c’est le seul système, sans compter que c’est cher. Je ne suis clairement pas satisfaite et je me pose des questions après deux semaines d’utilisation», reproche-t-elle.
Mme Cossette touche heureusement d’autres revenus grâce à un autre commerce qu’elle possède, le Dep Frida. Il est possible d’y acheter des plats préparés au restaurant.
«Si je n’avais pas le Dep, ce serait vraiment plus difficile. Ce serait presque impossible de continuer», affirme-t-elle.
De son côté, Martin Bilodeau, cofondateur du pub gastronomique Le Buck, a dû transformer à nouveau son restaurant pour l’adapter à la fermeture de la salle à manger. Il reconnaît que la lassitude commence à l’envahir.
«On commence à être un peu désillusionnés. On est tannés de jouer au yo-yo avec nos employés et nos inventaires», convient-il.
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Il craint surtout de perdre des membres de son équipe qui, après cette troisième fermeture, pourraient décider de se réorienter.
«En étant au chômage avec 55 % de leur salaire, c’est sûr qu’il y en a qui pensent à aller ailleurs. Ça ne s’est pas encore concrétisé, mais c’est ma plus grande crainte, d’avoir de la misère à opérer parce que je n’aurai plus la main-d’oeuvre qualifiée», explique-t-il.
L’importance d’une date
D’autres commerces sont également des victimes collatérales de la fermeture des salles à manger. C’est le cas de la Boucherie Alex Lamy, au centre-ville de Trois-Rivières, qui devait fêter ses 100 ans ce printemps. La propriétaire Julie Fournier a fermé la boucherie temporairement, mais n’exclut pas que cette décision devienne permanente.
«Les gens qui travaillent dans les tours à bureaux du centre-ville sont ma clientèle principale, mais là, ils sont tous en télétravail. Le centre-ville est désert. Je fournissais aussi beaucoup de restaurants, mais avec la fermeture, c’est catastrophique», explique-t-elle.
L’entrepreneure espère de tout cœur que le gouvernement du Québec annonce sans tarder une date de réouverture des salles à manger, ce qui lui permettrait peut-être d’éviter de fermer une institution quasi centenaire.
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«C’est sûr que ça aiderait, parce que les restaurants se réapprovisionneraient chez moi. Mais là, certains n’ont pas pu payer leur dernière facture, ils n’étaient pas capables. Je ne leur en veux pas, je comprends leur situation, mais là, il faut que ça rouvre et il faut arrêter de fermer et de rouvrir, c’est ce qui fait le plus mal», soutient-elle.
Mme Fournier indique ne pas avoir accès à l’aide financière distribuée par les villes et MRC, puisque son commerce est considéré comme un service essentiel.
Tous les intervenants consultés par Le Nouvelliste réclament du gouvernement du Québec qu’il annonce sans tarder une date de réouverture des salles à manger des restaurants. Car plusieurs d’entre eux craignent d’être pris de court pour préparer la réouverture.
«On ne peut pas rouvrir en 24 heures, ça prend plusieurs journées. Et il faut que les manufacturiers alimentaires soient prêts à accueillir beaucoup de demandes en même temps. Il faut aussi du temps pour rappeler tous les employés», explique Martin Vézina, vice-président aux affaires publiques et gouvernementales de l’Association des restaurateurs du Québec (ARQ).
M. Vézina espère que cette éventuelle réouverture aura lieu avant la fête de la Saint-Valentin, une fête très rentable pour les restaurants.
La Chambre de commerce et d’industrie de Shawinigan (CCIS) plaide elle aussi pour la réouverture rapide des restaurants. Car pour son président Donald Angers, certains vivent non seulement de la qualité de leur nourriture, mais aussi de l’ambiance de leur salle à manger.
«Je pense que c’est encore plus problématique pour les restaurants qui étaient des destinations en soi. On va à certains endroits pour l’ambiance, pour le lieu», soutient-il.
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La fermeture de trop?
Même si l’on a souligné la résilience des restaurateurs à maintes reprises depuis le début de la pandémie, en les voyant s’adapter aux mesures sanitaires pour maintenir leur entreprise à flot, Me Cassy Bernier, présidente de la Chambre de commerce et d’industrie de Trois-Rivières (CCI3R), se demande si cette nouvelle fermeture des salles à manger n’était pas celle de trop.
«J’entends des gens qui sont en affaires dans ce domaine depuis 30 ans dire qu’ils ont brûlé toutes leurs économies et qu’ils songent à repartir dans un autre domaine. Ils disent: “je ne prendrai pas la chance que ça ferme encore ou que ça dure pendant encore un an ou deux”», affirme-t-elle.
Me Cassy Bernier estime d’ailleurs que plus tôt que tard, un certain nombre d’entre eux auront besoin de soutien psychologique.
«À force de se renouveler, de se réinventer, de tout faire pour essayer de maintenir leur entreprise à flot, il va y avoir une grosse problématique de santé mentale, il va falloir gérer cette détresse. Il y a des gens qui n’en voient pas le bout, ils sont en épuisement. Ils sont en détresse», déplore-t-elle.
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Son confrère de la CCIS, Donald Angers, reconnaît que bien qu’ils ne le crient pas sur tous les toits, plusieurs restaurateurs lui ont confié être au bout du rouleau.
«Des gens m’ont dit qu’ils ne vont pas rouvrir parce qu’ils ne sont pas capables de supporter cette pression-là. Il y a des gens qui ont déjà fermé. Il y a aussi un autre impact, sur le plan personnel, avec le passeport vaccinal. Des restaurateurs sont obligés de dire à certains de leurs amis qui ne l’ont pas: tu ne peux pas rentrer chez nous. C’est rendu que ça touche bien plus que le travail, ça touche des amitiés», déplore-t-il.
Pour sa part, Francis Blanchard convient qu’il ne passe pas de bonnes nuits, en particulier depuis la plus récente fermeture.
Je fais de l’insomnie. Je pense à mes employés qui sont devant l’inconnu, des employés qui ont une vie, des paiements, une hypothèque, des enfants. C’est un stress constant.
Martin Bilodeau confie aussi que son moral est en dents de scie en ce moment.
«Les entrepreneurs, on est habitués à fonctionner avec la pédale dans le plancher, mais là, on est obligés de lever le pied. Et ce n’est pas parce qu’on n’a pas l’énergie, mais parce que le gouvernement nous y oblige. C’est démoralisant», assure-t-il.
Gabrielle Cossette soupçonne pour sa part que cette détresse vécue par les restaurateurs est à l’origine du mouvement de défiance lancé par certains d’entre eux, qui comptent braver les mesures sanitaires et rouvrir leur salle à manger le 30 janvier, quoi qu’en dise le gouvernement.
«Je comprends d’où [ce mouvement] vient. Ça vient du désespoir et de la douleur. C’est souffrant mentalement pour tout le monde, moi y compris. Je ne vais pas y adhérer, je ne veux pas faire du militantisme. Mais je comprends d’où ça vient», confie-t-elle.
Questionnée sur ce mouvement, l’Association des restaurateurs du Québec (ARQ) dit être au courant de son existence.
«Je pense que les gens sont très déçus et que ça en amène certains à considérer faire quelque chose comme ça. Est-ce qu’il y a beaucoup de restaurateurs qui vont y adhérer, je ne suis pas en mesure de le dire. Mais je déconseille vivement d’y participer, parce que les conséquences sont majeures pour les exploitants. Oui, il y a les amendes, mais ils pourraient possiblement se faire suspendre leur permis d’alcool et s’ils reçoivent de l’aide du gouvernement, ils peuvent se faire réclamer l’aide octroyée. C’est un pensez-y-bien», prévient Martin Vézina.
Des bars pourraient également se joindre à ce mouvement, même si la Corporation des propriétaires de bars, brasseries et tavernes du Québec leur déconseille de le faire, comme le rapportait vendredi Le Soleil.
Rappelons par ailleurs qu’une pâtissière de Saguenay a décidé cette semaine de rouvrir sa salle à manger, se disant prête à en subir les conséquences, tant que cela peut lui permettre de sauver son entreprise.
Des fermetures... mais combien?
Le Nouvelliste a tenté de connaître le nombre de restaurants qui ont fermé définitivement depuis le début de la pandémie. Les Chambres de commerce et d’industrie de Trois-Rivières et de Shawinigan disent avoir constaté des fermetures, mais ne sont pas en mesure de les dénombrer. L’organisme Trois-Rivières Centre dit en avoir recensé deux depuis mars 2020. On fait cependant remarquer que davantage de nouveaux restaurants ont ouvert depuis.
L’ARQ dit toutefois être en mesure de constater les dégâts de la pandémie et des fermetures à répétition.
«Entre février 2020 et juillet 2021, on a perdu 3000 établissements, si on se fie au nombre de permis de restauration distribués. Ça représente 15 % de l’industrie», s’inquiète Martin Vézina.