Philosopher en temps de pandémie

CHRONIQUE / «Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne puis changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence.» - Reinhold Niebuhr


Ces paroles sont prononcées au début de chaque réunion des Alcooliques Anonymes. Cependant, même celles et ceux qui n’ont jamais assisté à l’une de ces réunions les connaissent. Il s’agit d’une citation du théologien américain protestant Reinhold Niebuhr, mais elle est parfois attribuée (à tort) à Marc Aurèle, empereur romain et philosophe stoïcien. Et ça tombe bien, car ça fait un moment que je voulais vous parler du stoïcisme, une philosophie qui m’apparaît particulièrement adaptée à la situation actuelle.

Parce qu’il part du principe que nous sommes bien peu de choses face aux conjonctures de la fatalité, le stoïcisme peut effectivement s’avérer utile afin de garder le moral en temps de pandémie. Pour ce faire, les stoïciens proposent une forme de détachement du monde qui consiste avant tout à s’affranchir de tout ce qui est hors de notre contrôle.



«Parmi les réalités, certaines dépendent de nous, et les autres ne dépendent pas de nous. Celles qui dépendent de nous sont le jugement, la tendance, le désir, l’aversion et, en un mot, toutes les réalités qui sont nos œuvres. Celles qui ne dépendent pas de nous sont le corps, la richesse, les opinions sur notre réputation, les pouvoirs et, en un mot, les réalités qui ne sont pas nos œuvres propres.» - Épictète, Manuel, I.

Autrement dit, nous sommes soumis au destin et nous n’avons d’autres choix que de l’accepter. Pour être heureux, il faut se laisser porter par le «courant de l’existence», non s’opposer à celui-ci. Concrètement, il faut donc apprendre à réviser nos désirs et nos attentes en fonction des circonstances.

«Ne cherche pas à ce que les événements se produisent comme tu le veux, mais dispose-toi à vouloir qu’ils se produisent tels qu’ils se produisent. Alors, tu seras heureux.» - Épictète, Manuel, VIII.

C’est de là que vient l’expression «être stoïque», qui consiste à demeurer ferme et impassible en toutes circonstances. Car pour les stoïciens, ce ne sont pas les événements en eux-mêmes qui nous troublent, mais nos pensées et nos jugements relatifs à ceux-ci.



«Ce ne sont pas les choses qui troublent les êtres humains, mais les jugements relatifs aux choses. Par exemple, la mort n’a rien d’effrayant, car en ce cas elle serait apparue telle à Socrate, mais c’est le jugement qui voit dans la mort quelque chose d’effrayant qui, lui, est effrayant.» - Épictète, Manuel, V.

Il faut donc faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Puisque nous n’avons pas le choix, il faut accepter les épreuves que la vie met sur notre chemin et chercher en nous-mêmes les ressources permettant d’y faire face.

«À l’occasion de chacun des événements qui t’arrivent, souviens-toi de revenir en toi-même pour y chercher de quelle puissance tu disposes pour en faire usage. Si ton regard se porte sur un bel homme ou une belle femme, tu trouveras que la puissance qui convient est la maîtrise de soi. Si une fatigue survient, tu trouveras l’endurance ; si c’est une insulte, tu trouveras la patience. Et ainsi, en prenant cette habitude, les représentations ne feront plus de toi leur proie.» - Épictète, Manuel, X.

Les stoïciens ne sont pas des «surhommes» pour autant. Seulement, ils savent qu’il est vain de tenter d’échapper au destin et d’exercer du contrôle sur ce qui ne dépend pas de nous. Ils ne s’engagent ainsi dans aucun combat qui serait perdu d’avance.

Au premier coup d’œil, cela peut sembler pessimiste et défaitisme, mais il n’en est rien. Au contraire, il s’agit d’apprendre à regarder la réalité en face pour l’affronter avec courage et lucidité. Et surtout, il s’agit d’une invitation à lâcher prise. Nous devons cesser de chercher à exercer du contrôle sur tout et sur tout le monde.

«Rappelle-toi que tu es un acteur dans un drame tel que l’auteur l’a conçu: un drame court, s’il l’a voulu court ; un drame long, s’il l’a voulu long. S’il veut que tu joues le rôle d’un mendiant, même ce rôle-là joue-le avec talent; pareillement s’il s’agit d’un rôle de boiteux, de magistrat, de personne ordinaire. Il t’appartient en effet de bien jouer le personnage qui t’a été confié; pour ce qui est de le choisir, cela dépend d’un autre.» - Épictète, Manuel, XVII.



Dans le même ordre d’idée, le stoïcisme nous invite à cultiver certaines vertus comme la patience et la tempérance. Puisque nous n’avons pas le choix, alors le mieux que nous puissions faire est de «prendre notre mal en patience» et de chercher le bonheur autre part. La philosophie stoïcienne apporte ainsi une forme de consolation.

«Rappelle-toi finalement en toutes circonstances propres à engendrer le chagrin, de recourir au principe suivant: ceci n’est pas un malheur, mais le supporter avec noblesse est l’occasion d’un bonheur.» - Marc Aurèle, Pensées, IV, 49.

Comme nous avons pu le voir, le stoïcisme offre une approche pragmatique qui vise à changer nos perceptions et nos jugements face aux événements. Cela permet de ramener nos désirs et nos attentes à un niveau plus modeste et réaliste. Il ne s’agit pas de renoncer à améliorer le monde, mais seulement accepter que notre champ d’intervention est souvent très limité et que les résultats ne sont jamais garantis ni tout à fait prévisibles.

«À toute heure du jour, applique-toi sérieusement, comme Romain et comme homme, à mener à bien les projets que tu as en main, avec un engagement précis et sans affectation, dans un esprit de dévouement, de liberté et de justice. À toutes les autres pensées susceptibles de te distraire, donne congé. Tu y parviendras si tu accomplis chaque action de la vie comme si c’était la dernière, en la purifiant de toute prétention, de tout amour-propre et de toute déception face aux conjonctures de la fatalité.» - Marc Aurèle, Pensée, Livre II, 11.

Tout cela colle selon moi très bien à notre réalité actuelle. Depuis près de deux ans déjà, la COVID a littéralement pris le contrôle de nos vies. Mais que pouvons-nous y faire? En réalité, pas grand-chose, si ce n’est que de l’accepter et faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que nous puissions passer à travers. C’est ce qu’on appelle «être stoïque».