Jessica Bardill a étudié l’anglais et la biologie aux États-Unis. Elle a été embauchée par l’université Concordia à l’été 2017 comme professeure adjointe puis est devenue professeure agrégée à l’été 2020. En théorie, Mme Bardill enseigne des cours tels que «L’intersectionnalité et les identités dans la littérature», «Les littératures autochtones du soi-disant Canada et des soi-disant États-Unis» ou encore «La littérature de l’Amérique ethnique».
En pratique, Mme Bardill n’enseigne plus. Elle est «en congé». L’université refuse de dire depuis quand, mais le bruit circule que c’est depuis mars. La réponse automatique — et laconique — de son adresse courriel précise que ce congé sera d’une «durée indéterminée». Mme Bardill est-elle partie en sabbatique sitôt sa permanence obtenue? Non. Elle aurait plutôt commis le crime de ne pas être la Cherokee qu’elle prétend être, notamment lorsqu’elle signe ses recherches.
L’université Concordia refuse de fournir plus d’informations à propos de ce dossier, plaidant la confidentialité et le respect de la vie privée de son employée. On ignore donc la raison officielle de la suspension. Dans les corridors de la faculté, toutefois, on chuchote que Mme Bardill aurait proactivement abordé le sujet de son identité avec la direction après qu’une rumeur d’usurpation a commencé à circuler sur un forum de l’université de Colombie-Britannique. On chuchote aussi qu’elle touche encore son plein salaire.
Le problème, c’est que l’affichage du poste qu’elle a obtenu en 2017 ne mentionnait nulle part qu’il fallait être Autochtone pour l’obtenir. L’université avait probablement l’intention de ne considérer que les candidats autochtones, mais n’a pas osé l’écrire afin d’éviter la controverse. (En ce sens, l’Université d’Ottawa a fait preuve de plus d’honnêteté en inscrivant dans un récent affichage de poste de professeur en droit public qu’il sera réservé à une personne «racisée ou autochtone».)
Le comité de sélection de Concordia a-t-il franchement interrogé Mme Bardill sur ses origines en entrevue? Et celle-ci a-t-elle menti? Ou le comité a-t-il adopté, sans l’avouer, un biais favorable à cette candidate à cause de ses origines? Et celle-ci a-t-elle pêché par omission en ne le détrompant pas?
La situation n’est pas sans rappeler l’annulation en 2015 d’un cours de yoga donné à l’Université d’Ottawa par une Blanche au motif qu’il consistait en de l’appropriation culturelle. Le cours avait été restauré quelques mois plus tard en catimini, quand une professeure avec un nom à consonance indienne avait pu être trouvée. Seul hic: Priya Shah était née à Calgary et n’avait vécu en tout et partout que cinq mois en Inde. Fraîchement débarquée d’Alberta et donc d’abord ignorante de la controverse, Mme Shah avait fini par se demander si elle n’avait pas été embauchée seulement à cause de ses racines. «Je n’ai jamais pensé que parce que je suis Indienne, je suis une meilleure professeure de yoga.»
Aujourd’hui à Concordia comme alors à Ottawa, on se retrouve dans une situation où une personne, par ailleurs compétente, se fait confisquer son poste parce qu’elle n’est pas de la bonne «race». À la différence près que Concordia pourra toujours prétexter qu’elle ne suspend pas tant Mme Bardill parce qu’elle n’est pas Autochtone que parce qu’elle a menti.
Tout ceci est d’autant plus ironique que Jessica Bardill se présente comme une experte dans la validation des racines cherokees et soutient que le sang et l’ADN ne peuvent faire foi de tout. Adepte de la théorie des oppressions, elle invitait en classe ses étudiants à prendre conscience de leurs «privilèges». Son conjoint, embauché par Concordia pour accommoder leur nouvelle recrue américaine, donne des formations de sensibilisation à la diversité et l’équité.
Les ÉDI
Plus largement, cela illustre les dérapages de la philosophie d’équité, de diversité et d’inclusion (ÉDI) dont parlait plus tôt cette semaine le collègue Joseph Facal et qui percole désormais dans tout le monde universitaire. Depuis 2018, à l’initiative du gouvernement Trudeau, tout chercheur faisant une demande de fonds à l’un des trois conseils subventionnaires du Canada (Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, Instituts de recherche en santé et Conseil de recherches en sciences humaines) doit remplir une déclaration ÉDI.
Dans cette déclaration, le chercheur doit expliquer en détails ce qu’il fera pour promouvoir la diversité au sein de son équipe. Il doit indiquer au moins une pratique concrète qu’il adoptera pour lever les barrières systémiques. Les lieux communs sur l’importance de la diversité ne feront pas l’affaire: on raconte que chaque comité d’évaluation des demandes compte une personne dont l’unique rôle est d’évaluer le plan ÉDI. Faut-il s’étonner que dans une demande de subvention en optique qu’il nous a été donné de voir, la description scientifique du projet comptait à peine une page de plus que la déclaration ÉDI?
Des chercheurs nous racontent qu’il est impossible de critiquer ne serait-ce qu’un peu ce nouveau paradigme. Le guide d’Ottawa pour aider les chercheurs à rédiger leur déclaration ÉDI suinte d’ailleurs le soviétisme.
On leur suggère entre autres de s’engager à suivre des formations afin de comprendre «toute l’importance de l’équité, de la diversité et de l’inclusion et la corrélation claire, confirmée par la recherche, entre une plus grande diversité et une plus grande excellence en recherche». Ça sonne un peu comme le «get educated» condescendant servi par l’ex-cheffe du Parti vert à Yves-François Blanchet au débat des chefs… ou comme un lavage de cerveaux.
Voilà où nous mène cette fixation identitaire sortie des marges et politiquement normalisée par les libéraux fédéraux. Chacun est enfermé dans l’enclos de sa «race» et empêché de parler de tout ce qui ne relève pas de sa culture d’origine. Peut-être est-ce cette ségrégation qui pousse certains à trafiquer leur identité.