LES FAITS
Dès le début de la pandémie, la rareté des études sur la capacité des masques à prévenir les infections respiratoires en général et la COVID-19 en particulier a été dénoncée bien des fois. Dans un texte publié à l’été 2020, les épidémiologistes anglais Tom Jefferson et Carl Heneghan se désolaient de ce que, 10 ans plus tôt, les nombreux appels à étudier la question avec rigueur qui ont été lancés pendant la pandémie de grippe «H1N1» de 2009 n’ont finalement débouché que sur une petite poignée d’études — pas très concluantes, d’ailleurs.
Il faut dire que le sujet est plus difficile qu’il n’y paraît. Les études sur la prévention de la grippe ne renseignent pas forcément sur la COVID-19, un virus qui se comporte différemment. Beaucoup de travaux ont comparé des populations entières vivant dans des endroits où le masque était obligatoire ou optionnel dans les endroits publics, mais il y a plein de variables que ce type d’étude est incapable de contrôler — différences entre les populations étudiées, jusqu’à quel point l’obligation de porter le masque est-elle respectée dans chaque groupe, comment distinguer l’effet du masque de celui des autres mesures de distanciation, etc. L’idéal est toujours d’avoir des données individuelles, et ce sont souvent des essais cliniques menés en milieu hospitalier qui en fournissent, mais leurs résultats ne sont pas forcément généralisables au reste de la société.
Bref, il est très, très difficile d’avoir des données à la fois robustes, complètes et directement pertinentes sur cette question. C’est en partie pour cette raison que l’étude dont parle Mme Hébert, menée au Bangladesh par des chercheurs de l’Université Yale (Connecticut), a connu un grand écho médiatique à la fin d’août. Elle n’a pas encore été publiée en bonne et due forme dans la littérature scientifique (on doit donc la considérer avec prudence), mais il reste que son design est exceptionnel, et sans aucun doute l’un des plus solides, sinon LE plus solide jusqu’à maintenant. Ses auteurs ont choisi quelque 600 villages du Bangladesh qu’ils ont aléatoirement séparés en deux groupes : ceux où l’on faisait différentes interventions afin d’augmenter le port du masque, et ceux où l’on ne faisait rien. Ces efforts ont manifestement porté fruit, puisque dans le premier groupe, le taux de port du masque (mesuré par des gens sur le terrain) a atteint 42 %, contre seulement 13 % dans les autres villages.
Mais est-ce que cela a donné le résultat final tant recherché, soit une réduction de la transmission de la COVID-19 ? Il semble que oui, mais pas par des marges extraordinaires : il y a eu 9,3 % de moins de gens qui montrent des symptômes et qui ont des anticorps contre le SRAS-CoV-2 dans les villages plus masqués. C’est assez peu, mais les auteurs de l’étude soulignent avec raison que ces résultats ont été atteints avec seulement 42 % de port du masque, alors on peut penser que l’effet est pas mal plus grand là où le respect des consignes est meilleur.
Cependant, des critiques comme M. Balloux et Dr Prasad ont noté des faiblesses majeures dans cette étude. Les «effets» protecteurs observés dans l’étude ne sont pas toujours «statistiquement significatifs» (certains le sont, mais pas tous), c’est-à-dire que ces effets sont souvent trop minces pour qu’on puisse dire s’ils sont «réels» ou simplement dus à des fluctuations aléatoires. En outre, l’effet protecteur observé était entièrement concentré chez les 50 ans et plus — le masque ne semblait faire aucune différence chez les moins de 50 ans. Et l’efficacité des «masques maison» en tissu n’apparaissait pas dans toutes les mesures de l’étude, en tout cas pas autant que celle des masques chirurgicaux (voir p. 23 à 28 de l’étude). Comme l’ont signalé M. Balloux, Dr Prasad et d’autres, ce genre de «trous» ou d’«incohérences» apparentes rendent les résultats moins convaincants qu’ils ne le seraient autrement.
Maintenant, cela ne reste toujours bien qu’une seule étude. Alors est-ce que le reste de la littérature scientifique justifie généralement le port du masque obligatoire ? Dans l’ensemble, oui, les données vont dans ce sens-là, mais elles ne sont pas toujours de grande qualité, et les effets mesurés ne sont pas toujours énormes. Par exemple, une modélisation récente de l’Université de Bristol basée sur un très vaste sondage sur le port du masque (20 millions de répondants dans 92 pays !) a conclu en juin dernier que le masque réduit la transmission de la COVID-19 par «environ 25 % si tout le monde le porte» (mon soulignement). C’est déjà ça de pris, remarquez, et c’est très bien, mais ce n’est pas miraculeux non plus.
De la même manière, une revue de la littérature scientifique parue en juillet dans EclinicalMedicine a trouvé 21 études comparant des «grands groupes» (régions ou pays) selon qu’ils étaient soumis ou non à une obligation de se masquer dans les endroits publics. Et les 21 ont conclu que le masque fonctionne à des degrés variables, mais les auteurs de la revue notent par ailleurs que ces données-là ne sont pas d’une très grande qualité, pour les raisons que j’ai énumérées plus haut (on ne sait pas jusqu’à quel point le masque était vraiment porté ou non, quelles autres mesures sanitaires étaient en vigueur, etc.). Cela ne signifie pas pour autant que le port du masque n’a aucune base scientifique. Quand on met ensemble tous les types d’évidence — les études qui comparent des juridictions différentes, les essais cliniques dans des hôpitaux ou d’autres milieux, les tests mécaniques qui montrent que même les masques en tissu retiennent une part substantielle des particules fines, etc. —, le portrait global qui s’en dégage est que les masques semblent bel et bien donner des résultats, indiquait une revue de la littérature publiée en début d’années dans les PNAS.
Mais ce n’est pas pour rien qu’elle fondait ses conclusions sur la «prépondérance de la preuve» (ce qui a la plus de chance d’être vrai), et non sur une preuve formelle : au risque de me répéter, c’est une question qui est très difficile à étudier, surtout à l’échelle de populations entières et en pleine crise sanitaire. Alors même s’il semble que les masques fonctionnent, il n’est ni anormal, ni vraiment étonnant de voir des scientifiques sérieux comme M. Balloux et Dr Prasad émettre des doutes.
VERDICT
«Pas faux», comme disait l’autre. Le port du masque ne repose pas sur rien, loin de là : dans l’ensemble, la littérature scientifique penche de ce côté. Mais la qualité des données n’est pas particulièrement grande non plus parce qu’il est généralement impossible de faire des essais bien contrôlés et randomisés «dans la communauté», sur des populations entières.
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