Dans l'oeil de Bruny Surin: la course où le Canada a surpris le monde entier 

Bruny Surin (2e à gauche) accompagné de l’équipe championne du relais 4 x 100m des Jeux d’Atlanta.

Atlanta, 1996. La mythique épreuve du relais 4 X 100m. Même s’ils n’étaient pas champions du monde en titre, les Américains s’étaient autoproclamés favoris pour remporter l’or dans cette discipline. Leur victoire était tellement assurée que personne n’en doutait. Ce n’était qu’une question de temps. Le scénario était écrit d’avance. Mais quatre sprinteurs canadiens avaient d’autres plans en tête. - Histoire racontée par Bruny Surin


Ces Jeux olympiques se sont déroulés en terrain hostile, c’est le moins que l’on puisse dire. Il faut rappeler qu’aux Championnats du monde qui ont précédé les Olympiques de 1996, on avait gagné l’or. Ça avait ajouté un peu de piquant au suspense, jusqu’aux Jeux. 

C’était spécial, car pendant toute l’année olympique, partout dans le monde, même pour ceux qui suivaient ça un peu moins, il y avait ce côté suspense : qu’est-ce qui va se passer à Atlanta?

Car voilà, les favoris, les superstars, la puissance du sprint mondial, un an avant, aux Championnats du monde, ont été disqualifiés en demi-finale.

Pendant toute l’année, les sprinteurs américains ont dit que la seule raison pour laquelle on avait gagné lors des Mondiaux, c’est parce qu’ils avaient échappé le témoin en demi-finale. Donc, on avait gagné, mais ce n’était pas important.

Il y avait beaucoup d’intimidation, à l’époque. Les Américains nous achalaient, sur le bord des pistes, lors des compétitions. On va vous botter le derrière, qu’ils disaient! Si tu n’es pas fait fort psychologiquement, tu ne passes pas à travers.

Moi, je n’embarquais pas là-dedans, ça aurait pu finir par des bagarres! Ce genre de harcèlement peut venir te chercher et tu peux exploser. J’avais toujours mon walkman sur les oreilles, lorsque j’étais en préparation. Je riais de leurs moqueries. Tu peux être facilement déconcentré si tu ne fais pas attention. 

Tout le monde disait : « à Atlanta, les Américains vont vous planter chez eux, vous allez voir ». Pendant tout cette année-là, il y a eu plusieurs articles ou reportages à la télévision, des teasers, qui annonçaient cette grande victoire à venir des Américains au 4 X 100m.

Pendant toute cette année olympique, où tout le monde se moquait un peu de nos chances à Atlanta, on a forgé notre esprit d’équipe. On s’est dit : « Les gars, on est là, on sait que ça va être dur, mais on veut avoir du fun. Nous, notre intention, c’est de leur kick their ass [leur botter les fesses] chez eux. On ne veut pas seulement les battre, on veut leur faire honte, chez eux. Ça a été, ça, notre état d’esprit pendant toute l’année.

On est arrivé trois ou quatre jours à l’avance à Atlanta pour la course. En préparation, on a fait un camp d’entraînement en banlieue d’Atlanta. On était dans notre bulle. Mais dès que tu débarques à l’aéroport, tu sens l’énergie olympique, tu vois les drapeaux, les commanditaires. C’était très commercial.

Lors des camps d’entraînement, on ne faisait pas seulement que pratiquer nos sprints, nos relais, le passage du témoin. 

On a bâti le côté amical de l’équipe, le brotherhood. C’était un peu nous contre le reste du monde. Je me rappelle très bien, en arrivant à Atlanta, ne pas avoir vu ou lu un article qui mentionnait que le relais canadien pouvait créer une surprise. Pas un. À la télévision, je me rappelle encore une image très forte : on était dans la maison qu’on avait louée, on soupait, et on écoutait la télé. Il y avait des reportages sur l’équipe américaine. Il y avait un débat à savoir s’ils devraient intégrer Carl Lewis sur l’équipe de la finale, même s’il ne s’était pas qualifié à la sélection?

Pour eux, c’était sûr qu’ils avaient déjà gagné l’or, alors ce n’était pas grave que Lewis ne soit pas qualifié. On va quand même le mettre dans le relais pour qu’il obtienne sa 8e ou 9e médaille d’or. On s’est tous regardé, et on s’est dit : quoi? 

Voyons donc! Ils prenaient tellement ça à la légère. Ça a été une grande motivation supplémentaire pour nous! Dans le fond, ils nous ont aidés!

Je me rappelle très bien que, lors d’une entrevue avec l’entraîneur du relais américain, il a dit, à la fin, « it’s in the pocket », c’est dans la poche. Comme ça. Ils n’ont pas parlé de nous une fois. On s’est dit ok. Parfait. On va bien voir.

Sur la piste

Il y a toujours un certain suspense lors d’une course à relais. Tout se passe dans les zones d’échanges du témoin. Il y a toujours ce côté incertain. La clé, elle est là.

Je me rappelle encore, en entrant au stade, on était gonflé à bloc. Et quand j’ai vu le regard de mes coéquipiers, j’ai vu qu’eux aussi étaient prêts à 100 %. C’était le temps de botter des derrières! 

Je savais exactement ce que j’avais à faire. Couloir numéro 6, j’ai ma marque, j’ai ma mission claire. À partir de là, tout ce qui se passe sur la terre, je ne veux rien savoir. J’étais concentré sur une seule chose.

Juste avant la course, c’était incroyablement bruyant sur la piste. Les Américains sont tellement chahuteurs, en plus, ils étaient chez eux. C’était un drôle de feeling, mais c’était l’fun en même temps, ça ajoutait un côté spectacle, un suspense. Il faut dire que les grands médias américains avaient tout fait pour créer un événement autour de cette course. J’ai encore en tête l’image de NBC qui invitait les Américains à regarder la course du samedi soir, de venir voir les Américains gagner. C’était ça! Ils n’annonçaient pas la compétition du 4 X 100 m, mais ils annonçaient, ils prédisaient la victoire américaine! C’était comme un film. Ça n’avait aucun sens.

Le moment venu, on s’est installés sur la piste. De ma position, troisième coureur, je vois la course démarrer. C’est l’euphorie dans le stade. Je vois l’échange du premier témoin, c’est ok, tout se passe bien, super. Là, je me dis, Bruny, concentre-toi sur ta marque (l’endroit où je dois recevoir le témoin) et dès que le témoin arrive, go! De ma position, en attente, je vois huit coureurs dans la courbe, je ne sais si on est premier, deuxième ou troisième, je sais que Robert Esmie va passer le témoin à Glenroy Gilbert.

Ok, c’est mon tour. Mais là, j’ai huit mastodontes qui courent vers moi à toute vitesse. Encore là, j’ai aucune idée où on se situe. J’ai deux marques, je me concentre uniquement là-dessus.

Glenroy s’approche, je pars à courir, et je dois penser à sa voix, qui va me dire « up »! C’est là que je vais tendre la main par-derrière pour saisir le témoin. Je dois me concentrer uniquement sur la voix de mon coéquipier. 

Une fois que j’ai le témoin en main, je cours avec rage dans le couloir. Encore là, j’ai aucune idée où on se situe; je n’ai personne devant moi, mais peut-être que l’Américain, dans le couloir 4, est devant, car nous on est à l’extérieur. Il est proche, loin? Je ne sais pas. Ça n’a pas d’importance.

En sortant de la courbe numéro trois, j’ai dit « shit », les Américains ne sont pas là. Dans mon champ de vision, à ma gauche, vers le couloir 4, je ne vois personne à côté de moi! J’ai lâché le témoin pour Donovan Bailey et j’ai dit ça y est, c’est fini. J’ai levé les bras dans les airs. Je savais qu’on avait gagné! C’était vraiment ça le feeling!

Et Donovan, même avant de franchir la ligne d’arrivée, il a levé le bras dans les airs, pour consacrer notre victoire! J’étais tellement pompé, après avoir donné le témoin, que j’ai continué à courir comme si je faisais un 200m!

La première chose que Donovan nous a dite, quand on s’est retrouvé tous les quatre, c’est « je suis désolé les gars », et on a tout de suite compris ce qu’il voulait dire par là.

S’il avait vraiment continué la course à 100 % jusqu’à la ligne d’arrivée, est-ce qu’on aurait pu battre le record du monde de l’époque? On lui a dit que ce n’était pas grave. Notre mission était accomplie, on les avait humiliés, chez eux. C’était vraiment ça, l’objectif.

Côté adrénaline, c’était tout simplement incroyable. Je me rappelle, sur le podium, j’ai failli m’évanouir tellement que l’adrénaline était forte! Quand tu regardes ça, c’était vrai qu’au niveau individuel, sur papier, les Américains étaient plus forts que nous. Oui, il faut de la rapidité, mais il faut aussi de la synergie, un esprit d’équipe, et de la confiance entre les quatre gars. Si tu n’as pas de synergie, tu as beau être le plus rapide au monde, ça ne marchera pas.

Sur la piste, tout de suite après la course, lors de notre tour d’honneur, avec le drapeau canadien, on a eu droit à des applaudissements polis. Les gens n’étaient pas venus voir ce film-là, il y avait de l’incompréhension, les gens se demandaient d’où on sortait!

On a su ensuite que le réseau NBC, qui avait bâti tout ce hype, ce scénario, est allé en pause publicitaire après notre victoire. Et quand ils sont revenus en ondes, ils ont diffusé un autre sport!

On n’a pas dormi de la nuit, on a fêté toute la nuit, les gars ensemble. C’était wow! Ce n’est que plusieurs heures après la course qu’on a commencé à mesurer l’impact de notre victoire. Je me rappelle la première fois que quelqu’un a dit « on a gagné la médaille ». Hein, « on »? C’est là que j’ai vu l’impact. Ce n’était pas juste les quatre gars qui courraient, mais une nation au complet. Je fais des conférences depuis ce temps-là. Ça va faire 25 ans cette année qu’on a gagné l’or à Atlanta, et les gens me parlent encore de ce moment-là, c’est fou.

Je me sens privilégié d’avoir fait partie de cette équipe-là. L’impact est incroyable. J’irais même jusqu’à dire que ce fut une course qui a changé ma vie, nos vies. À jamais, je serai un champion olympique.

Encore aujourd’hui, les gens me disent où ils étaient quand ils ont écouté la course. Je ne peux pas passer une semaine sans qu’on me parle de cette course, encore après 25 ans.

C’est un moment ancré dans l’histoire du sport canadien.

Je regarde cette course et ça vient encore me chercher. On ne pouvait pas demander mieux, à ce moment précis. Tout était parfait, aligné, ça n’aurait pu être mieux. On a saisi notre chance, et en plus, Donovan qui gagne le 100m. Ce fut tout un chaos pour les Américains pour les épreuves de vitesse! 

Ce lien avec les gars va rester toute ma vie. Ce n’est pas seulement la médaille, mais tout ce qui l’a entouré et ce qui a suivi ensuite.

J’utilise cette médaille, cette course, pour aider la jeune génération à croire en elle. C’est un devoir naturel que je me suis donné, et j’aime ça. J’ai grandi dans un quartier défavorisé, je n’avais pas d’argent, mais j’avais un rêve. Réaliser son rêve, ce n’est pas gratuit. Il y a un travail, des sacrifices, qui doivent être faits. 

Et par-dessus tout, il faut croire en toi.

Propos recueillis par Sébastien Lajoie