« Tout ceux qui disent que la victime a juste à quitter son conjoint ne saisissent pas tous les enjeux de la problématique. La victime sait que ce n’est pas aussi facile et qu’elle se met encore plus en danger », relève Carmen Paquin, directrice de la Maison Alice-Desmarais. D’ailleurs, les trois quarts des femmes qui ont recours au service de consultation externe de l’organisme sont séparées de leur conjoint violent, prend-elle le soin de mentionner.
« Ce n’est pas parce que la relation amoureuse se termine que la relation entre les deux individus prend fin, nuance pour sa part Claudine Thibodeau, responsable du soutien technique chez SOS Violence conjugale. À mon avis, dans la majorité des cas, la violence conjugale continue après la rupture. Celle-ci n’amène pas de mieux-être à la victime, à court terme, au contraire. Elle se retrouve souvent dans l’incertitude. »
Cette violence peut même escalader après la rupture. C’est d’ailleurs au moment de la séparation, ou tout juste après, que les risques de féminicides sont les plus élevés, rappelle Nancy Gough, directrice de la maison L’Émergence et conférencière en matière de violence conjugale. « Le conjoint perd le contrôle de la situation et exerce sa violence coercitive dans l’espoir de continuer à priver sa conjointe de ses droits et libertés », note la spécialiste.
Très peu de statistiques précises existent sur le phénomène. Des données canadiennes datant d’une vingtaine d’années laissaient toutefois entendre que 22 % des répondantes à un sondage avaient confié avoir vu la sévérité de la violence augmenter après leur séparation; 37 % avaient affirmé qu’elle avait pour sa part débuté après la rupture.
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/RIOUKV3EQJD4HHEP5S7ZD7XKYU.jpg)
Changement de stratégie
Cela peut s’expliquer, entre autres, par l’écart d’intention entre les deux partenaires. D’un côté, la victime souhaite mettre un terme à la relation amoureuse, de l’autre, le conjoint violent retourne dans le cycle de la violence, à l’étape de la reconquête. Pour lui, l’histoire d’amour n’est pas terminée », raconte Chantal Arseneault, présidente du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.
« Et en ce sens, il y a une confusion: après la séparation, on a tendance à parler de conflit, alors qu’on est encore dans une dynamique d’un partenaire qui veut garder le contrôle sur l’autre. Ce n’est pas un conflit, c’est la violence conjugale qui continue, parfois de façon beaucoup plus pernicieuse. »
En effet, comme le contexte change et que ses tactiques de contrôle ne fonctionnent plus en raison de la rupture, l’ex-conjoint agresseur va peaufiner ses stratégies pour atteindre sa victime, indique aussi Mme Gough. « Il y a une transformation qui fait en sorte qu’on ne reconnaît plus le cycle de la violence conjugale, même si on s’y trouve encore, note la directrice. Il devient alors plus difficile d’identifier les phases du cycle, car après un certain temps, par exemple, on n’a plus la période de la lune de miel et de la reconquête. »
Contact indirect
Souvent, l’ex-partenaire agresseur tentera d’atteindre sa victime de façon indirecte. Il peut tenter de l’attaquer via les institutions, en effectuant de faux signalements à la Direction de la protection de la jeunesse ou à la police. Il peut aussi demeurer en contact avec certains proches de sa victime pour que celle-ci ne parvienne pas à le sortir totalement de sa vie. « Il est omniprésent, même si tu ne le vois plus, que tu ne lui parles plus. Il est toujours là et il semble toujours trouver une manière de t’atteindre », précise Mme Arseneault.
Quand les enfants sont impliqués, la violence post-conjugale est souvent perçue comme une dispute de garde, où l’un des deux parents refuse l’accès aux enfants à l’autre. Elle peut prendre la forme d’aliénation parentale, c’est-à-dire qu’un des deux parents dénigre volontairement l’autre en présence des enfants, souvent dans l’optique de miner son autorité ou d’affaiblir le lien affectif entre les enfants et lui. Le parent peut aussi exiger des enfants qu’il cache certaines informations à l’autre ou, au contraire, qu’il lui fasse un compte rendu très détaillé de tout ce qui se produit quand il est chez l’autre.
« Souvent, ce sont les victimes qui sont accusées de se livrer à de l’aliénation parentale. Si elles essaient de dénoncer la violence de leur ex-conjoint, celui-ci rétorque que les accusations sont fausses, constate Mme Thibodeau. J’ai déjà connu des victimes de violence qui ont perdu la garde de leur enfant au profit de l’ex-conjoint violent dans ce contexte-là. »
« Dans certains, cas, c’est échec et mat dans tous les cas, parce qu’on ne différencie pas une menace réelle de l’aliénation parentale, allègue Mme Paquin. C’est délicat. Si on ne tient pas compte du contexte de la relation, ça peut se retourner vers le parent qui dénonce et qui se fait accuser d’aliénation. Mais s’il ne sonne pas l’alarme, il ne protège pas ses enfants. »
Chantal Arseneault dit avoir déjà eu vent d’un ex-conjoint qui payait son fils chaque fois qu’il donnait une claque à sa mère, signe que cette manipulation peut aller loin.
Guerre d’usure
La violence peut aussi être de nature économique quand une pension alimentaire est disputée ou quand l’un des partenaires fait exprès d’étirer les procédures judiciaires pour épuiser l’autre mentalement et financièrement, à la manière d’une guerre d’usure.
Car c’est surtout par sa portée dans le temps qu’on reconnaît la violence conjugale après une rupture, précise Carmen Paquin. « On ne se sépare pas toujours dans un contexte de conflit, rappelle-t-elle. Parfois, la rupture fait mal, il y a des gros mots qui se disent, mais après un moment d’ajustement, on finit par se respecter et d’avoir une relation cordiale. »
:quality(95)/cloudfront-us-east-1.images.arcpublishing.com/lescoopsdelinformation/EDLBFB7II5AX7LTINBAGGBQCHE.jpg)
+
MIEUX DÉPISTER, MIEUX SOUTENIR
Le gouvernement québécois a annoncé le mois dernier un plan totalisant tout près de 223 millions de dollars sur cinq ans pour lutter contre la violence conjugale et les féminicides, des enjeux qui accaparent l’actualité depuis quelques mois. De la somme, 92 millions devraient être investis dans les services offerts par les maisons et centres d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale, alors que la balance servira à soutenir les hommes violents et à financer d’autres initiatives et services.
Chantal Arseneault, présidente du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, se réjouit de ces annonces. Elle estime que la réforme prochaine du droit de la famille constitue aussi une excellente opportunité pour en faire plus pour protéger les victimes de violence conjugale. « Quand des plaintes sont portées, il faut un suivi rigoureux. Il faut prendre ces menaces au sérieux, car la victime craint pour sa sécurité et souvent pour celle de ses enfants », dit-elle.
Le récent rapport de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (Commission Laurent) comprend d’ailleurs un chapitre entier sur les impacts de la violence conjugale sur le bien-être des enfants, souvent oubliés dans l’équation. La protection des enfants est plus souvent qu’autrement le fardeau de la mère, qui peine parfois à obtenir de l’aide pour elle-même. « Si une mère n’est pas en sécurité, les enfants ne le sont pas non plus », soutient Mme Arseneault.
En ce sens, il faudra mieux outiller les organismes et les intervenants afin de pallier ces manques, avance Nancy Gough, directrice de la maison L’Émergence. « Il faut mieux former les professionnels afin qu’ils reconnaissent plus tôt les facteurs et les signes de la violence conjugale après une rupture, note-t-elle. En évaluant la dynamique familiale de façon continue, ce sera plus facile d’agir en connaissance de cause. »
L’entourage, pour sa part, se doit d’être à l’écoute et disponible, mais surtout, il ne doit pas juger les décisions de la victime, ajoute-t-elle.
Claudine Thibodeau, de chez SOS Violence conjugale, est d’avis que les victimes de violence conjugale devraient être indemnisées et soutenues aussi longtemps qu’elles en vivent les séquelles. « La violence conjugale est un problème social; il me semble évident que la société devrait agir en ce sens, argumente-t-elle. On le fait pour les accidents de la route, via la Société de l’assurance automobile du Québec. Quelqu’un qui est victime d’un accident est indemnisé par la SAAQ aussi longtemps qu’il vit les conséquences de son accident. »