Le racisme au quotidien

Jonathan Bélizaire réfléchit sur son expérience du racisme, mais refuse la victimisation.

TROIS-RIVIÈRES — Au travail, Jonathan Bélizaire détonne. Grand, très grand. Barbu, les bras tatoués, les cheveux en «dreadlocks». Celui que tous appellent «Jon Beli» n’a pas l’allure type du vendeur de voitures, il en conviendra lui-même. Pourtant, depuis deux ans, il est à l’emploi d’un important concessionnaire de Trois-Rivières. Le meilleur vendeur dans la place. Depuis le début. Deux années de suite. «Jon Beli» est aussi noir. Et la vie, ce n'est pas que le travail. Il soutient que chaque jour, il vit du racisme.


L’indignation et les manifestations entourant la mort de l’Afro-Américain George Floyd, tué par un policier au Minnesota, ont d’abord rendu M. Bélizaire perplexe. Il craignait d’y voir un phénomène éphémère et sans lendemain. Il s’est lui-même forgé une carapace. Les commentaires plus ou moins subtils qu’il dit affronter au quotidien, du genre «t’es ben correct, finalement», ou «avant il n’aimait pas les noirs, mais toi, il t’aime bien», ont fini par le laisser quasi indifférent. De plus, il refuse de jouer la carte de la victimisation. Il s’est construit un personnage qui se confond avec sa personnalité profonde et duquel il affirme retirer «plus de positif que de négatif».

Or, les événements des dernières semaines l’ont beaucoup fait réfléchir. S’il a d’abord joint la manifestation du 6 juin à Trois-Rivières sur la pointe des pieds, il se gêne moins aujourd’hui pour exprimer sa pensée. Des choses qu’il avait fini par accepter et considérer comme «normales» méritent d’être dites, estime Jonathan Bélizaire. Il a le sentiment que «le noir doit toujours en faire un peu plus pour avoir une bonne «vibe»». Impensable pour lui d’arriver au travail l’air marabout, donne-t-il à titre d’exemple, «ça ne passerait pas». Le personnage du «noir cool» doit donc être assumé, soutient-il.



Bien que né à Brooklyn de parents haïtiens, M. Bélizaire a pratiquement toujours vécu à Trois-Rivières. Arrivé en Mauricie à l’âge de trois ans, c’est là qu’il a grandi et qu’il a choisi de vivre sa vie. Père de trois enfants métissés, il aimerait les mettre à l’abri de certains sentiments qui l’habitent. Mais la réalité finit par les rattraper, se désole-t-il. Il donne l’exemple de son fils de 17 ans qui se promenait récemment avec deux amis. Ils étaient deux noirs et un blanc. «La police les a interpellés pour demander au blanc si tout allait bien». Paradoxalement, constate-t-il, ce genre de situation indignera toujours davantage l’ami blanc, témoin de la scène, que le noir, habitué à pareil traitement.

Les anecdotes de profilage, Jonathan Bélizaire en a un sac plein. Isolés, les événements sont anodins, mais leur redondance est éloquente, observe-t-il. S’il est avec trois amis, assis sur une table à pique-nique dans un parc, plutôt que sur le banc, c’est lui, le noir, qui invariablement reçoit la contravention pour «mauvaise utilisation du mobilier urbain», raconte M. Bélizaire. S’il se dit prêt à reconnaître ses torts et payer le prix quand il est fautif, le traitement d’exception systématique est plus difficile à accepter.

Dès la deuxième année, dans la foulée d’une bataille de cours d’école, les policiers se rendent à son domicile pour rencontrer ses parents. «Sur le coup, je trouvais ça normal, mais aujourd’hui quand j’y repense, la police qui intervient pour régler une bataille de cours d’école, c’est évident que c’est disproportionné», commente le Trifluvien. La police, celui qui convient avoir parfois été «tannant» s’y est frotté souvent. Au point d’en développer une certaine aversion. «J’imagine que c’est comme quelqu’un qui a plusieurs mauvaises expériences de suite avec des noirs et qui finit par généraliser», avance-t-il.

Où en est Jonathan Bélizaire aujourd’hui, alors que les comptes-rendus d’abus et de bavure policière à saveur raciale font continuellement la manchette? Et qu’un débat fait rage dans les sphères politiques pour déterminer si le racisme est systémique au Québec? «Je me frustre moins, mais je m’arrange surtout pour ne pas être frustré», propose-t-il. Si on avance qu’il est finalement ben correct, sous-entendant «même s’il est noir», il se dit qu’un petit pas vient peut-être malgré tout d’être franchi... «Mais je ne me sens pas mieux. Je n’ai jamais douté que j’étais correct», souffle-t-il. Optimiste pour la suite des choses? Jonathan Bélizaire laisse la question en suspens.