J’ai parlé à Sylvie Tardif, coordonnatrice générale chez COMSEP (pour Centre d’organisation mauricien de services et d’éducation populaire), pour avoir d’elle un numéro de téléphone. J’ai pris des nouvelles, voir comment elle et son monde s’organisent dans la folie ambiante.
«Je me sens comme un ours en cage», résume assez bien son état d’esprit d’enrhumée confinée à la maison. Situation relativement banale pour beaucoup de travailleurs mais éprouvante pour elle: il y a tant à faire. Plus encore qu’à l’habitude auprès des personnes pauvres, handicapées, analphabètes, âgées, exclues, etc. qui composent la clientèle de l’organisme.
Le coronavirus fait enfler ce groupe et l’acuité des besoins. L’aide physique et morale que COMSEP apporte déjà devrait être revue à la hausse mais il y a moins de gens disponibles sur le terrain, forcément.
Le quotidien actuel de COMSEP est fait de petites et grosses urgences auxquelles on répond comme on le peut. «On fait énormément d’appels téléphoniques pour vérifier comment les gens se débrouillent et de quoi ils ont besoin dans l’immédiat. Dans notre base de données, on a 600 noms. Et deux personnes s’occupent exclusivement de répondre aux cas d’urgence.»
«Je pense à une mère monoparentale qui nous a appelés en pleurant parce qu’elle a perdu son emploi et que c’était le seul revenu sur lequel elle pouvait compter. Elle était complètement désemparée. C’est sûr que tu fais tout ce que tu peux pour l’aider.» Tout, mais aussi seulement ce que tu peux.
Dans des milieux défavorisés, c’est souvent plus compliqué. «Il y a plein de gens qui n’ont même pas la télévision, pas de téléphone, pas d’ordinateur. L’autre jour, on a eu un appel d’un médecin qui est passé par nous pour fixer un rendez-vous avec un patient qui n’a pas le téléphone. Nous, on était en mesure de le joindre.»
Il y a des besoins qui explosent quand on les confine. Pour un nombre grandissant de personnes, il ne reste que les banques alimentaires pour l’essentiel. Certains s’y refusent, question de fierté. «Je leur dis qu’il ne faut pas avoir honte, poursuit Sylvie. Ils l’ont payée avec leurs impôts, cette aide-là. C’est un réflexe compréhensible, mais il n’y a pas à être gêné.»
Dans les milieux où œuvre COMSEP, la difficulté s’insinue en adoptant toutes sortes de formes inattendues. La coordonnatrice parle d’une quarantaine de familles arabophones pour lesquelles il a fallu faire traduire les consignes sanitaires ainsi qu’un document donnant un aperçu des mesures d’aide mises en place par les gouvernements. «Il y a aussi beaucoup d’hispanophones avec lesquels on travaille. Eux s’en sortent habituellement mieux pour comprendre le français mais on a quand même fait 500 envois.»
Au passage, elle mentionne un effet collatéral doux-amer et absurde de cette crise. «Avec la COVID-19, plusieurs musulmans me disent qu’ils font moins l’objet de propos haineux et xénophobes. Ils vivent moins le rejet habituel.» Vous voyez ce que je voulais dire par doux-amer?
«J’ai déjà vécu un incendie chez COMSEP mais après ça, cette crise est la pire qu’on ait connue. On passe notre temps à régler des problèmes, on est toujours sous pression. On se relève les manches mais c’est pas drôle.»
Ça, c’est l’immédiat. En regardant en avant, Sylvie peut entrevoir la fin de la crise sanitaire mais aussi d’autres problèmes. «Notre friperie est fermée, alors, c’est une source de revenus qu’on n’a plus. En mai, on avait notre souper-bénéfice annuel qui a été annulé. En juin, c’est notre collecte de fonds qu’on fait dans les rues mais qu’on ne pourra probablement pas faire. Avec tout ça, c’est quelque chose comme 50 000 $ de revenus qu’on n’aura pas cette année.»
Dans un contexte où le volet d’intégration à l’emploi qu’offre l’organisme va être plus précieux que jamais. Combien de ceux qui y ont eu recours seront chômeurs après le confinement? «C’est 65 personnes qu’on touche, qu’on aide dans la rédaction de leurs CV, qu’on prépare pour des entrevues d’emploi et pour lesquelles on fait un suivi. Ceux qui n’ont pas d’ordinateur, comment ils vont faire leur demande auprès du gouvernement fédéral pour recevoir leur aide financière d’urgence?»
«Avant la crise, c’était le rêve au niveau de l’emploi , on les plaçait facilement. C’était notre plus belle période d’intégration à l’emploi depuis 35 ans. Ça a tombé d’un coup.»
«Tout le monde travaille vraiment fort», laisse-t-elle tomber comme une conclusion dans laquelle le courage dispute sa place à la frustration. Ça n’empêche certes pas les besoins, les urgences, la douleur mais pas non plus la lumière, même par tout petits rayons. «Quand je suis sortie des bureaux de COMSEP l’autre jour, j’ai vu une volée d’oies dans le ciel. C’était tellement beau: je me suis mise à pleurer.»