Il y a de ces ironies dans le cours de l'histoire. En octobre 1983, lors de la mise en service de la centrale nucléaire Gentilly-2, Yves Duhaime était justement ministre de l'Énergie et des Ressources et n'était pas partisan de la filière nucléaire.
Mais les travaux de construction de Gentilly-2, qui avaient été amorcés sous le gouvernement libéral de Robert Bourassa malgré les problèmes techniques rencontrés par Gentilly-1, avaient été complétés alors que le Parti québécois était au pouvoir. Il a été un témoin privilégié de ce qu'il appelle encore l'explosion des coûts de ce projet. «Si on avait été capable de tout arrêter ça, on l'aurait fait», dit-il avec le recul.
Aujourd'hui, c'est en tant qu'«observateur engagé» qu'Yves Duhaime se prononce contre la réfection de la centrale nucléaire.
«La preuve des besoins de cette électricité-là n'est pas faite. La mise à jour des coûts n'est pas faite. Est-ce que quelqu'un peut me dire pourquoi on s'est embarqué là-dedans? Je ne pense pas que ce soit une bonne idée de rénover Gentilly-2», tranche-t-il.
La position de l'ex-ministre, aujourd'hui retiré dans ses terres du secteur Saint-Jean-des-Piles, à Shawinigan, est le fruit d'une longue réflexion. «Il faut en parler. Il y a une offensive actuellement de la part de gens qui ont beaucoup à gagner dans la réfection de la centrale et c'est important d'y faire contrepoids. Parce que dans ces prises de position, il n'y a personne qui a fait la démonstration à savoir si c'est rentable et si on a besoin de cette énergie-là», plaide Yves Duhaime.
Essentiellement, sa prise de position repose sur ce constat de non-nécessité. Hydro-Québec, rappelle-t-il, est en situation de surplus. «Pour la période de 2009 à 2013, Hydro-Québec avait prévu des investissements de 25 milliards $, qui ne comprennent pas les coûts de réfection de Gentilly-2. On prévoyait aussi qu'à la fin de 2010, le surplus de production allait être de 11 térawattheures (TWh). À la fin de 2011, le surplus allait être de 20 térawattheures. Ça, c'est 20 millions de kilowattheures. Gentilly-2 a une puissance de 635 mégawatts et une capacité annuelle de production de plus ou moins 5 térawattheures. Cinq térawattheures, c'est le quart des surplus d'Hydro-Québec. Sur un horizon prévisible, on n'a pas besoin de cette énergie-là», insiste-t-il.
Du même souffle, il rappelle qu'on assiste depuis quelques années à la fermeture d'usines énergivores, notamment dans les secteurs des pâtes et papiers et de l'aluminium, qui entraînent inévitablement une baisse de la demande.
Et tout ça, c'est sans compter les projets en cours comme Eastmain-1-A-Sarcelle-Rupert ou La Romaine, qui pourraient donner au total 16,7 TWh de plus. «Les quatre centrales de La Romaine ne sont pas inclues dans les surplus», note Yves Duhaime.
Des coûts considérables
L'autre grande inquiétude d'Yves Duhaime est aussi faite de chiffres mais auxquels on accole un signe de dollar plutôt qu'une unité de puissance ou d'énergie. «Les coûts de construction de Gentilly-2 ont passé du simple au double. Et ce qui me fascine le plus, c'est que quand on a construit cette centrale nucléaire, on savait qu'elle aurait une durée de vie utile. Mais je ne pense pas que les coûts de démantèlement et les coûts reliés à la disposition des déchets nucléaires aient été comptabilisés», remarque-t-il. Pas plus, d'ailleurs, que les coûts associés à la construction de la centrale TAG, composée de quatre turbines à gaz alimentées au diesel, qui doit servir de relève pour la production d'énergie servant à faire fonctionner Gentilly-2 en cas de problème majeur.
«Si on opte pour la réfection, il faut inclure les coûts reliés au démantèlement dans trente ans et les coûts pour disposer des déchets radioactifs», plaide l'ex-député de Saint-Maurice à l'Assemblée nationale. «Tout ça pour de l'énergie dont on n'a pas besoin», insiste-t-il encore.
Selon lui les coûts «réalistes» de la réfection de la centrale nucléaire oscilleraient davantage autour de 4 milliards de dollars. Les dépassements de coûts pour la réfection de la centrale de Point Lepreau, au Nouveau-Brunswick, sont considérables: on est rendu à plus du double du montant de 1,4 milliard $ qui avait été estimé pour rénover la centrale jumelle de Gentilly-2.
«Tant que le gouvernement n'aura pas tous les chiffres concernant les coûts de réfection de la centrale, tant que ceux-ci ne seront pas mis à jour correctement et rendus publics, il ne devrait pas y avoir de décision de prise. C'est quelque chose qui nous engage, comme société, pour les 30 ou 40 prochaines années», ajoute Yves Duhaime.
Si le gouvernement choisissait d'aller de l'avant, alors Hydro-Québec pourrait voir sa dette augmenter d'au moins 3 milliards $, ce qui pourrait avoir un impact à court ou moyen terme sur les tarifs d'électricité. «Pourquoi augmenterait-on les tarifs pour une infrastructure dont on n'a pas besoin?», questionne-t-il.
Sécurité et environnement
La sécurité et les risques sur la santé et sur l'environnement ne doivent pas être pris à la légère dans l'analyse entourant la réfection ou le déclassement de la centrale nucléaire de Gentilly-2.
Selon Yves Duhaime, les lobbys prônant le déclassement de la centrale sont peut-être moins puissants que ceux qui poussent pour qu'on la rénove, mais il n'en demeure pas moins qu'on doit tenir compte du fait qu'on vit dans un monde en constante évolution. Et que personne ne peut prédire ce que sera la sécurité internationale dans vingt, trente ou quarante ans.
«On parle d'un horizon qui nous mènerait vers 2035 ou 2040 si on rénove. C'est difficile de prévoir ce qui peut arriver d'ici là en matière de sécurité, de terrorisme. Le monde est en train de basculer», remarque-t-il.
Fouillant dans ses coupures de presse, Yves Duhaime passe en revue les voix qui se sont élevées contre la réfection de la centrale au cours des dix ou des quinze dernières années. Hubert Reeves et Steven Guilbeault sont parmi ceux-là. Il a conservé à peu près tout ce qui s'est écrit sur la centrale, ses retombées, ses risques, sa réfection.
Il ne cache pas lui-même une certaine inquiétude quant aux risques de cataclysme ou d'accident attribuable à une erreur humaine. «Ce sont des choses qui arrivent. On l'a vu à Tchernobyl, à Three Mile Island ou à Fukushima», relève-t-il.
«Mais pour moi, l'argument de la sécurité vient en dernier lieu. J'en ai d'abord contre le principe de faire quelque chose dont on n'a pas besoin», conclut-il.